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Dossier : À la recherche de Durell Software (seconde partie)

Second volet de notre dossier consacré à Durell Software qui s’intéresse aux principaux acteurs, évoquant à travers un long entretien, les origines et l’activité actuelle de l’entreprise. 

Contrairement à bon nombre de studios de cette époque, Durell Software est toujours debout. Après avoir vendu en 1987 son catalogue à Elite Systems, un autre grand nom de l’industrie de l’époque, l’entreprise de Robert White a changé d’activité, aujourd’hui orientée sur la conception de logiciels destinés aux courtiers en assurance. Même s’il ne s’agit plus là de développement de jeu vidéo, ils ne se sont jamais vraiment éloignés de leur cœur de métier. Aujourd’hui, c’est Tom White qui est à la direction de l’entreprise familiale.
Son père et lui ont généreusement accepté de répondre à mes questions sur l’histoire de Durell et leur vision de cette industrie. Je vous propose donc de découvrir cet entretien qui apporte son lot d’anecdotes et de souvenirs qui, je l’espère, mettront des étoiles dans les yeux de certains d’entre vous.

Vous êtes des pionniers de l’industrie du jeu vidéo, mais nombreux sont les joueurs qui ne vous connaissent pas ou ne se souviennent que de quelques-uns de vos titres. Pouvez-vous nous parler de votre carrière, pourquoi et comment vous avez débuté dans ce secteur ?

Tom White : Mon père a étudié pour être professeur de dessin avant de rencontrer ma mère, mais son beau-père lui a dit qu’il devait exercer un “vrai travail” s’il voulait se marier avec elle. Il était métreur et mon père, passionné par les 0 et les 1, a changé de voie pour exercer la même profession. À l’époque, on commençait à utiliser CAD pour concevoir des bâtiments, mon père a réussi à décrocher un job pour une grande entreprise à Oxford qui créait des hôpitaux et autres bâtiments publics avec un système de “dalles” (l’accueil, la salle d’opération, le couloir, la salle de bain…) dans le but de créer des “cartes” des dits-bâtiments et prévoir la quantité de matériaux nécessaire.

Il n’aimait pas ne pas être son propre patron. Notre famille n’avait pas de lien spécial avec Oxford et c’est en voyant des jeux comme Pong qu’il s’est dit “Moi aussi je pourrais faire ça” et qu’on est retournés dans la province de Somerset, où mes parents avaient d’ailleurs grandi, et qu’il démarra Durell avec £100. Autant que je sache, l’industrie ne souffrait pas de crise particulière à l’époque, c’était un monde nouveau et excitant. Il me contredirait sûrement, mais je ne pense pas qu’il hésite un instant quand il a une idée en tête, il le fait juste. En même temps, je crois qu’il n’a peur de rien, à part du changement climatique !

Je me souviens qu’il est allé à Washington DC en tant que conseiller du design des hôpitaux de l’armée américaine quand j’étais tout petit. Il m’avait ramené une console portable Donkey Kong Junior comme le film, je m’en souviens comme l’un des meilleurs cadeaux qu’on ne m’ait jamais offert, mais c’est aussi l’un de mes premiers souvenirs de jeu informatique. Maintenant que je suis moi-même père, je le comprends ; je ne peux pas m’empêcher de ramener des cadeaux à mes enfants dès que je dois m’absenter quelques temps à cause du travail !

Robert White : J’ai d’abord étudié pour être professeur des beaux-arts au Dartington College of Arts où j’y ai rencontré ma femme qui, elle, deviendra professeur de théâtre. Son père dirigeait une entreprise très rentable de métreurs, je suis donc retourné à l’université après qu’on se soit mariés et y ai obtenu ma propre licence dans ce domaine en 1980. J’y ai eu l’occasion d’étudier l’informatique et d’écrire mon premier programme en BASIC sur un Commodore PET. Après mon diplôme, j’ai postulé au poste de Spécialiste de la Conception Assistée par Ordinateur à l’Autorité Sanitaire Régionale d’Oxford où se trouvaient, mélangés, des architectes, des métreurs et des ingénieurs. On m’a d’ailleurs donné le poste d’Architecte Senior, vu que personne ne savait encore ce qu’était un “Specialiste CAD”. On travaillait sur l’Hôpital de la Conscription Générale de Milton Keynes, un immense projet à 200 millions de livres qui nous pris des années à finir, en utilisant un système qui s’appelait BDS (Building Design System – Système de Construction de Bâtiments) créé par la Recherche Appliquée de Cambridge. Ça nous a permis de tout modéliser en 3D sur des écrans verts Tektronix. Le programme pouvait de lui-même produire les dessins et prévoir les quantités ainsi qu’automatiser la conception technique pour les poutres d’acier, le chauffage et la ventilation.

Rétrospectivement, c’était vraiment super, je gagnais même deux fois plus que mes pairs superviseurs de travaux tout juste diplômés. Mais je me sentais tout de même pauvre, je ne pouvais toujours pas m’acheter de nouvelle voiture pas trop chère (on avait deux enfants à l’époque avec un troisième en route) et je n’aimais pas vivre en ville (j’ai été élevé dans une ferme). Au pub du coin, ils avaient acheté une de ces tables en verre avec des jeux informatiques dessous, comme Scramble et Space Invaders. Il était facile de savoir comment le deuxième avait été fait, mais je n’arrivais pas à comprendre la manière dont avait été programmé un jeu comme Scramble avec ses escadrons de vaisseaux spatiaux qui dansaient à l’écran en tirant plusieurs missiles à la fois. Tout le reste m’a soudainement semblé fade et ennuyeux : il fallait absolument que je m’essaye à ce type de programmation.
C’est pourquoi j’ai décidé d’abandonner mon travail (et mon assurance retraite) dès qu’une maison du Somerset qui avait appartenu à la grand-mère de ma femme s’est libérée pour m’y installer dans une chambre libre et y coder mon premier jeu. Je me souviens encore de mon beau-père quand je lui ai montré un vaisseau qui décolle et qui s’était exclamé “Qu’est-ce que c’est ce truc, Robert ?”

 

N’étiez-vous pas effrayé de vous lancer dans une industrie qui venait de connaitre une crise majeure¹ ?

Robert White : Avant de quitter Oxford en février 1983, j’avais emmené ma femme à un salon du jeu où on avait été impressionnés par la quantité de jeunes qui y étaient. Ce n’était clairement pas une industrie en crise, plutôt l’inverse même, un studio de développement naissait dans un garage quasiment chaque semaine. Sans compter que je m’étais commandé un nouveau type d’ordinateur personnel, un Oric, et j’étais certain que tous ceux qui s’en achèteraient un voudraient immédiatement avoir des programmes à faire tourner dessus. Résultat, je me suis directement rendu à l’usine pour récupérer le mien à la sortie de la chaîne de montage. Je me suis dépêché de redescendre dans le Somerset et y ai écrit un jeu, Lunar Lander, en BASIC avec une tonne d’instructions REM pour que mes compères programmeurs puissent voir comment il a été fait (voir le fichier joint). J’ai mis ma première petite annonce dans le magazine des Utilisateurs d’Oric et me suis fait un peu d’argent avec. On était très pauvres à l’époque : j’avais £100 pour démarrer mon entreprise, ce qui a payé l’Oric et une vieille télévision en noir et blanc que j’utilisais comme écran. Je ne pouvais même pas me procurer une imprimante ! J’ai ensuite écrit un Assembleur à passage unique ; il n’était pas terrible, mais c’était le seul disponible sur Oric pour le moment. Résultat, j’ai vendu les 500 copies que j’avais créées. Pour mettre les choses en perspective, ma femme avait paniqué quand elle m’avait vu les ramener à la maison, on n’avait pas les moyens de payer tout ça et elle était sûre qu’on allait faire faillite !

Je commençais à me rendre compte que je ne pouvais pas tout faire seul (comme les designs des étiquettes des cassettes, programmer les jeux, rédiger les instructions, m’occuper des commandes postales, faire les comptes, etc.) et ce, même si j’ai également eu le temps de créer un manuel d’apprentissage de code assembleur, j’en ai même vendu 500 à WH Smiths (le plus grand imprimeur du Royaume-Uni). J’ai donc posté des annonces pour demander à d’autres programmeurs de me rejoindre et ai donné à deux d’entre eux mon cahier des charges pour notre premier gros hit Harrier Attack. Sauf qu’on avait pas du tout d’argent, j’ai donc accepté quelques jobs en tant que consultant pour la Recherche Appliquée de Cambridge. On m’a envoyé à Washington où j’ai dû entraîner des Ingénieurs du corps d’armée américaine à utiliser le “BDS” pour élaborer un “pack de déploiement” standard d’hôpitaux de l’armée. Étrangement, on m’a également envoyé dans les bureaux d’ARC à Buffalo pour essayer d’y vendre une copie de “BDS” alors que le client avait déjà installé des “packs” complets pour des systèmes ferroviaires de pays du tiers-monde. Mon argumentaire de vente est néanmoins tombé à l’eau, j’avais perdu le disque de démonstration (qui faisait la taille d’un couvercle de poubelle) dans l’aéroport de New York !

 

Au final, j’ai gagné assez d’argent pour garder Mike Richardson, Ron Jeffs et ma famille à flot jusqu’en septembre où on a pu sortir la première version de Harrier Attack (par Mike pour le Sinclair Spectrum et Ron pour l’Oric). Mike n’avait eu besoin que d’environ deux semaines et demi pour écrire sa version, c’était plus qu’incroyable et le résultat était meilleur que ce que je m’étais imaginé. J’ai donc réservé pour £25 000 de publicité dans tous les plus grands magazines d’informatique, commandé £5 000 de cassettes (tous les jeux tournaient encore sur ce support) et je suis allé à la rencontre de tous les gros revendeurs qui me venaient en tête (comme WH Smiths, Boots, etc.). Avec le recul, on se dit que c’était un ÉNORME pari, mais je ne voyais pas les choses comme ça, on avait de toute évidence un produit de qualité qui était voué à se vendre. Je ne me suis jamais dit que, peut-être, je n’arriverais pas à payer. Et évidemment, ce fut un énorme succès, tout le monde a reçu son salaire, la société a pu être formée (en tant que Durell Software Limited en novembre 1983) et nous avons fait £40 000 de profit sur notre première année fiscale ! Ça y est, je pouvais enfin m’acheter une voiture !

Personnellement, je jouais sur un Amstrad CPC, mais vos jeux sont sortis sur la plupart des ordinateurs 8 bits. Quelle était votre machine favorite ?

Tom White : On avait forcément tous les ordinateurs disponibles à ce moment, comme le Spectrum, le C64, l’Amstrad… En ce qui me concerne, il s’agit probablement de l’Amstrad, mais c’est sûrement parce que c’est le dernier et donc celui dont je me souviens le mieux.

Robert White : J’adore vraiment l’Amstrad CPC, il avait un vrai clavier, un écran couleur et un lecteur de cassettes intégré. On peut donc dire que oui, c’était probablement mon préféré. J’avais aussi aimé rencontrer Alan Sugar avec qui je travaillais pour pré-installer Harrier Attack sur ses premières 1 000 machines. Personnellement, je n’avais eu le temps d’écrire qu’un seul petit jeu en code machine 6502 sur l’Oric. J’avais beaucoup apprécié l’expérience, mais je ne pouvais tout simplement pas me mettre à programmer à temps plein, alors qu’on avait de plus en plus de jeux et de versions, sans compter le nombre de programmeurs. J’en gérais seize en même temps à notre apogée. C’est Mike Richardson qui a fait la plupart du code pour Z80, notamment Scuba Dive, Combat Lynx, Jungle Trouble, Turbo Esprit et Thanatos. Clive Townsend a, lui, écrit les deux jeux Saboteur et Simon Francis Critical Mass. C’est plus tard que j’ai développé notre programme de comptabilité et d’administration business, celui que Durell utilise depuis, en utilisant un Apricot avec des disquettes 3” et MS DOS 1. Pour nous en 1990, c’étaient vraiment des technologies de pointe !

 

Ne regrettez-vous pas ne ne pas avoir poursuivi sur des machines plus puissantes (Atari ST et Amiga) ?

Tom White : Je vais le laisser répondre, mais je pense que ces machines plus puissantes demandaient de plus gros budgets, et c’est en partie ce qui a mené Durell à changer de voie. De ce que j’ai compris du marché de l’époque, le succès venait des idées qu’apportaient les jeux et pas du budget. J’ai adoré jouer sur l’Amiga, les PC et les consoles jusqu’à ma vingtaine.

Robert White : L’Atari et l’Amiga étaient des machines incroyables, ce n’était pas le problème. En fait, l’Amstrad avait deux lecteurs de cassettes, n’importe qui pouvait donc faire des copies illégales de cassettes de musiques ou de jeux informatiques. D’ailleurs, notre Programmeur en Chef actuel a commencé à gagner de l’argent pour Durell en vendant des copies de nos jeux à ses amis d’école, on en rigole encore. On a eu ensuite l’arrivée de “Sonic the Hedgehog” en 1987 qui est arrivé en même temps que les consoles de jeux (NDLR : il s’agit en fait certainement de la Megadrive annoncée à cette époque et arrivée en 1988, Sonic n’étant sorti qu’en 1991), les cartouches faciles à utiliser et les multinationales comme Nintendo, SEGA et Microsoft. C’était vraiment ça qui a sonné le glas pour la plupart des petits studios de développement comme Durell. Heureusement que j’avais vu la chose venir ! J’ai cédé notre catalogue de jeux à Elite (qui les a revendus en tant que titres à petit budget à £1,99 l’unité) avant de transformer notre entreprise et vendre notre propre programme d’administration “Insurance Master” aux intermédiaires financiers et courtiers en assurance. On a vendu notre première copie en 1990 et six ans plus tard on a pu racheter notre concurrent “Solvit”.

Alors qu’aujourd’hui les joueurs ont l’habitude de ne voir sortir que des suites, tous vos titres étaient très différents les uns des autres. Il est assez fou de penser qu’à une époque, les studios offraient constamment des titres originaux. Était-ce un désir de votre part de tenter de développer des expériences différentes ?

Tom White : Je ne crois pas, comme dit précédemment, je pense que mon père se disait surtout qu’il fallait avoir une bonne idée de base pour un jeu. Les titres d’alors ne restaient pas populaires très longtemps, vu que de nouveaux sortaient tout le temps, on avait donc une forte pression, mais aussi un fort désir d’enchaîner les hits. Saboteur était celui qui s’apparentait le plus à une franchise moderne. On avait la suite Saboteur II Avenging Angel et Saboteur III était en chantier quand Durell a quitté le marché [J’ai même pu jouer à la première partie où on s’approchait de la base ennemie sur un jet ski]. Je crois d’ailleurs que c’était à cause de l’influence féministe de ma mère si le héros de Saboteur II était une femme dure à cuire ! Le nom Fat Worm Blows a Sparky (NDLT : jeu de mots pouvant signifier “Le Gros Ver Détruit le Système” ou “Le Gros Ver Suce un Électricien”) était également son idée, une idéologie un peu différente ! Mon père a toujours préféré laisser les développeurs jouer avec leurs propres idées. On avait définitivement des développeurs clés de Durell qui avaient un jeu en tête ou tentant de proposer ce qu’ils aimaient à mon père (comme des ninjas, des dragons, l’espace…) pour en faire un concept de jeu. J’avais un jouet que j’adorais dans les années 80 qui s’appelait Zoids, je jouais avec la tête (NDLR : qui était la capsule de sauvetage du vaisseau du robot) d’un jouet sur le lit de mes parents, mon père trouvait ça sympa et c’est devenu l’idée de base pour Critical Mass ou au moins le design du vaisseau !

 

Robert White : On essayait en effet de développer de nouvelles techniques et de faire avancer le genre. J’ai donc été particulièrement contrarié quand, en 1987, on s’est retrouvés de nouveau sur des plateformes basiques avec des sprites contrôlés par le matériel. J’étais particulièrement impressionné par les jeux en 3D d’Ultimate Play The Game (NDLR : aujourd’hui connu sous le petit nom de RARE) et forcément, on s’y était aussi essayés : Maz Spork a écrit Chain Reaction pendant que Todd a créé une sorte de carte mère en 3D sur laquelle se promenait un ver, nous l’avons baptisé Fat Worm Blows a Sparky. Ça ne s’est malheureusement pas très bien vendu (comme d’habitude, la faute à toutes ces copies de cassettes), mais on a au moins gagné en notoriété pour son titre bizarre imaginé par ma femme.

J’étais particulièrement content des versions de Combat Lynx et Turbo Esprit de Mike Richardson, je pense qu’elles étaient de vraies vitrines de game design en son temps. Dans Turbo Esprit on pouvait conduire une voiture dans une ville faite de diagrammes d’immeubles en 3D fil de fer (qui viennent de l’époque CAD). La carte était conçue en mosaïques, un peu comme les carreaux d’une salle de bain, ce qui donnait l’impression que la route n’avait pas de fin. Le but était de tirer sur les voitures de dealers de drogue à bord de sa propre Lotus Esprit (c’est très James Bond, une fantaisie qui m’est toujours chère, d’ailleurs), tout en évitant les piétons innocents qui traversaient la route. J’ai toujours cet article (ci-joint) dans lequel Charlie Brooker le cite en tant que précurseur de Grand Theft Auto. On se devait d’être rentable et vendeur si on voulait continuer à exister tout court ! J’avais quand même démarré l’entreprise avec seulement £100 et aucune aide d’investisseurs tiers, mais ça aurait été assez ennuyeux si on avait pas été différents. De plus, certains de nos programmeurs, comme Mike Richardson, voulaient essayer de faire leur propre truc, il a par exemple écrit Thanatos (un autre tour de force technique, d’après moi) sans aucune aide du reste de l’équipe.

Après des années de domination des grandes entreprises dans l’industrie du jeu vidéo, les développeurs indépendants ont su faire entendre leurs voix et sont régulièrement propulsés dans la lumière, bousculant les plus gros studios. Bien que la situation soit évidemment différente, il est intéressant de tracer un parallèle entre ces jeux indépendants et ce que vous produisiez à l’époque. Peut-on les qualifier d’héritiers ? Vous reconnaissez-vous un peu en eux ?

Tom White : La plus grande similitude qu’on peut soulever est sûrement la taille de la mémoire. Les cassettes qu’on utilisait pour distribuer les jeux avaient très peu de place dessus, un peu comme les premiers jeux sur téléphone, ce qui base encore le succès d’un jeu sur ses idées et sa rejouabilité plutôt que son budget.

Robert White : Pour être honnête, Harrier Attack était une variation de Scramble, et la série des Saboteur était, au fond, des jeux de plateforme. Je pense qu’on doit alors voir le game design comme un continuum, un peu comme l’art et la musique. Mais en effet, des jeux comme Aliens où on se déplace sur une carte en interagissant de manière violente avec les éléments sur l’écran s’inspirent beaucoup de Combat Lynx et Turbo Esprit (comme l’a confirmé Charlie Brooker). D’ailleurs, Mike Richardson en a eu marre de notre programme d’assurances dans les années 90 et est parti travailler pour Electronic Arts, et je suis sûr à 99% qu’il a fait une bonne partie du code du jeu Aliens (ou quelque chose de très similaire).

 

Après avoir revendu votre catalogue à la fin des années 80, vous avez changé d’orientation professionnelle. Pouvez-vous nous expliquer ce qui a motivé ce choix et nous décrire votre activité actuelle ?

Tom White : Le fait d’avoir trois enfants et d’hypothéquer la maison au maximum pour pouvoir sortir chaque jeu ! Ma mère a finalement convaincu mon père que c’était trop risqué et il voyait que les consoles de jeux allaient complètement changer le marché. À l’époque, Durell partageait ses bureaux avec des courtiers en assurance, donc mon père est allé les voir pour leur dire qu’ils pouvaient nous décrire le système dont ils avaient besoin et on leur ferait. Les revenus générés par la vente de jeux sont partis dans ces quatre années de développement et le retour de cet investissement est un versement mensuel bien plus stable que de partir à la recherche du prochain gros jeu tous les quelques mois ! On développe et vend toujours notre propre programme d’assurances aujourd’hui.

Robert White : J’ai choisi que nous nous mettions à produire des programmes d’entreprises pour une raison : quand j’ai démarré Durell, on pouvait écrire un jeu 16K en quelques semaines et le vendre pour quelques milliers de livres. En 1987, il nous fallait deux à trois hommes par an pour développer toutes les versions d’un titre pour les différentes machines pour une somme d’environ £100 000 (parce qu’on devait payer pour les vidéos publicitaires, etc.) avec des conditions de “vente ou retour” draconiennes imposées par les gros revendeurs. Pendant ce temps, le piratage réduisait considérablement les ventes (par exemple, l’un de nos jeux était dans le top dix italien pendant quelques temps, alors que nous n’avons officiellement jamais vendu le jeu là-bas) et les consoles apparues en 1987 ont tué les micro-ordinateurs, notamment le BBC, l’Acorn et le Sinclair. Continuer sans investissement majeur, ce qui ne m’intéressait pas, était impossible. On est donc passé à des programmes d’entreprises, ce qui, il faut avouer, est un peu plus ennuyeux, mais c’est un travail stable qui a permis à Durell de générer un capital d’un million de livres avec une équipe d’environ vingt personnes. Nous sommes maintenant l’un des développeurs majeurs de programmes de vente d’assurances sur internet au Royaume-Uni pour les voitures, maisons, équipements de photographie, fermes, chaudières, coffre-forts de banques, etc. C’est étonnamment diversifié et stimulant.

L’industrie du jeu vidéo est-elle toujours source d’intérêt pour vous ? Êtes-vous joueur vous-même et si oui, à quoi jouez vous ?

Tom White : Vous allez rire, mais pas vraiment. J’ai adoré jouer sur mon ordinateur, mais peut-être qu’avoir vécu dans une maison où mon père rentrait à la maison avec un nouveau jeu, la carte, le code source et les triches et me disait “Tu joues jusqu’à ce que tu l’aies terminé” a fini par totalement m’user ! En contrepartie, quand on est limités dans notre temps de jeu, ça semble toujours être un petit plaisir, quelque chose qu’on fera plus quand on sera grand !

Robert White : Ça me gêne un peu de l’avouer, mais ça ne m’intéresse plus vraiment… Je voulais juste savoir comment les créer, puis comment les rendre plus intéressants avec, par exemple, des accélérations vectorielles comme dans Critical Mass. Au final, je me rends compte qu’il s’agit simplement d’un différent type d’énigmes à résoudre, je suis souvent abasourdi par le talent et la ténacité des gros joueurs.

J’ai toujours aimé les titres Durell Software pour l’expérience immersive qu’ils pouvaient offrir. Explorer les complexes scientifiques de Saboteur I et II était absolument incroyable. Si vous pouviez choisir ce que les gens devraient retenir de vos jeux aujourd’hui, ce serait quoi ?

Tom White : J’adorais les Saboteur où on devait se faufiler sur ces plateformes en jetant des shurikens sur les gardes. J’ai beaucoup d’affection pour Combat Lynx aussi, c’était un simulateur d’hélicoptères de combat vraiment très technique, j’avais l’impression de m’entraîner pour devenir pilote. Je pense que notre plus grand héritage est probablement Turbo Esprit. C’était un jeu de course avec un petit plus : on conduisait dans des villes avec des mitraillettes sur le toit à tirer sur les voitures des trafiquants de drogue. Ça vous dit quelque chose ?! Les cartes pour les villes étaient des intersections sous forme de tuiles : certaines étaient des lignes droites, d’autres des croisements, des feux… Comme ça, la cassette n’avait en mémoire que quelques-unes de ces tuiles et on pouvait techniquement se promener au hasard indéfiniment. Mon père a eu cette idée en repensant au programme CAD qu’il avait utilisé, le jeu a d’ailleurs été cité comme une influence pour Grand Theft Auto.

Robert White : Saboteur I et II était une série exceptionnelle, entièrement née du jeune cerveau de Clive Townsend, bien que Mike l’ait aidé à faire les changements d’écrans. J’ai encore une maquette de Saboteur III accrochée dans ma salle de bain (voir photo) avec dessus les idées que j’avais pour faire évoluer la série, si possible sur téléphones portables. Imaginer le Saboteur sur son Jet Ski à sauter par-dessus des mines sur une mer de plus en plus agitée me faisait particulièrement rêver. Mais bon, maintenant j’ai 65 ans et j’essaye de quitter Durrell (et une autre entreprise que j’ai démarré qui s’appelle Professional Cloud Solutions Ltd qui gère des serveurs des bureaux à distance des centres de données), donc il y a peu de chance que ça arrive. Ce dont je suis personnellement le plus fier, c’est de Combat Lynx à cause du mélange de stratégie et de topographie mémoire. On volait par-dessus un monde en 3D fil de fer avec un décor en fond qui semblait sans fin. Je pense qu’il s’agit là de l’apogée de ma collaboration avec Mike, j’y ai suggéré la manière dont on pourrait s’y prendre et il a écrit un code incroyablement intelligent. Il a même réussi à créer un diagramme d’un hélicoptère Lynx en 3D fil de fer au démarrage, je ne pensais même pas que c’était possible sur un 48K Spectrum.

Ébauche du level design de Saboteur III

Je tiens à vous remercier pour vos réponses, mais également pour ce que vous avez apporté à ma vie de joueur. Vos titres ont marqué toute une génération et je suis sûr que ceux qui ont possédé un ordinateur 8 bits auront plaisir à vous lire.
Très heureux que Durell Software existe encore aujourd’hui, vous souhaitant à vous et vos employés de bien belles années.

Tom White : Aucun problème, ça m’a fait plaisir de reparler de tout ça !

Robert White : À titre d’information, mon fils Tom est désormais le Directeur Général de Durell et Procloud. Il y fait un travail fantastique en y développant notre programme de vente d’assurances en ligne (nommé “CFS” pour “Client Facing Services”) pour de gros clients, y compris les entreprises FTSE 250. C’est quelque chose qu’on s’imagine forcément arriver un jour ou l’autre, mais c’est tout même utilisé sur différents revendeurs en ligne, dont Money Supermarket.

Bon courage avec vos articles et n’hésitez pas à me réécrire de nouveau. J’espère ne pas m’être trop trompé, mais n’oubliez pas que tout ça s’est terminé il y a trente ans, avant les téléphones portables ou les CD, ce n’est pas parole d’évangile.

Traduction : Marynou

Vers de nouvelles aventures

Il est temps de clore ce second chapitre dédié à une entreprise qui aura marqué l’industrie vidéoludique durant les années 80. Nous espérons que ces articles vous auront permis de découvrir ou redécouvrir ce studio qui mérite largement sa place dans l’histoire du jeu vidéo. N’hésitez pas à réagir et laisser votre avis, nous dire si ce type de contenu vous intéresse ; nous pourrons nous intéresser au destin d’autres acteurs majeurs de l’époque. Qu’ils soient développeurs ou éditeurs, ayant en commun le fait d’avoir laissé une trace indélébile dans les souvenirs des joueurs.

Ominae

¹La crise du jeu vidéo de 1983

Sources :
Durell Software
Abandonware-magazines
Wikipedia
CPC Rulez

CPC Power
Cammoflage
World of Spectrum
Sidmusic

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