Test : Death Stranding (PS4), le plaisir ne tient qu’à un fil

Il existe de ces œuvres que l’on parcourt d’une traite, happés par ses nombreux atouts, ou celles si désagréables que l’on regrette d’avoir usé son disque dur pour les télécharger. On en consomme d’autres par ennui, un peu comme une émission de télé-réalité en attendant notre programme favori. Et puis il y a Death Stranding.

E3 2015, Yu Suzuki annonce l’attendu Shenmue III. Un an plus tard, Hideo Kojima dévoile le premier titre de son studio. Ces titres, sortis à presque deux semaines d’intervalle fin 2019, partagent le même idéal du bonheur de la contemplation. Sauf que voilà, on pense que l’un a reçu un tantinet plus d’argent et de support que l’autre, ce sont les résultats finaux mais aussi le plaisir de jeu qui nous mettent la puce à l’oreille. Car si les deux nous demandent de prendre notre temps pour s’immerger dans son univers, seul Kojima réussit à nous faire ressentir les joies d’une promenade virtuelle comme sur Dreamcast. Son secret : une réalisation technique quasi sans failles qui retranscrit avec brio les talents artistiques de l’équipe, une technologie si travaillée qu’elle servira d’exemple pour les années à venir… Un peu comme Shenmue en son temps, finalement. Death Stranding, ou quand le plaisir de jeu ne tient qu’à un (gros) fil (d’argent).

Il descend de la montagne à BB

À bien des égards, DS représente une sorte de passage à l’adolescence pour les jeux vidéo. Kojima n’a pas réinventé le média comme il a pu le répéter, mais a osé, à la place, construire avec de gros moyens ce que les indépendants font depuis des années : une simulation de promenade. L’aventure, qui dure environ 30 à 40 h en ligne droite, se résume bien à faire son chemin à travers une nature hostile en faisant attention à sa cargaison, comme on en avait l’impression depuis les premières séquences de jeu.

Toujours aussi cynique, internet a enchaîné les bonnes blagues à base de livreur UPS jusqu’à rincer le sujet. Plutôt que rire, Death Stranding m’a fait me demander pour la première fois ce qu’est véritablement le plaisir de jeu. La physique d’un Mario, des objectifs qui nous font se sentir entier… Est-ce vraiment tout ? Dans un monde où les Farming Simulator se multiplient et où l’une des plus grosses sorties est la suite des aventures d’un champion de courses en chariots élévateurs, la question se pose.

Franck, de l’équipe de SEGA France, se la posait également en octobre 2007, alors que je venais le voir avec des collègues pour nous essayer au premier Mario & Sonic sur Wii. Soyons honnêtes, on y voyait surtout une opportunité pour glisser un maximum de questions hors-sujet au responsable des relations publiques de la succursale française. Un excellent moment, jusqu’au sujet Shenmue. Son visage rempli de tics nerveux le trahit : l’homme avait connu la guerre. « Jamais il n’y aura de suite ! Ce n’était pas amusant, ça a fait un flop au Japon, seuls les occidentaux nous bombardent de messages ». Il n’avait pas tort, à l’exception que cet ennui était sa force et non pas sa faiblesse.

 

Le jeu de SEGA aurait-il eu autant d’impact s’il n’avait pas été une merveille technologique en son temps ? Quand on pense que la liberté de GTA a dû attendre la 3D pour faire parler d’elle pour de bon, et face aux critiques massives de la réalisation de Shenmue III, on peut pencher vers une réponse négative. C’est grâce à ces mêmes avancées que Kojima réussit à nous happer. On s’attarde dans ces paysages majestueux plus pour le plaisir des yeux que pour un gameplay qui nous tiendrait en haleine.

Notre média préféré était voué à atteindre cette étape, tout comme le cinéma ou la littérature. La prolifération d’œuvres artistiques ou avant-gardistes prouvent qu’il existe un public en soif de beauté vidéoludique. Pourtant, ces expériences sont toujours construites sur la même idée, que le joueur a envie que ça bouge. Quand God of War 2018 nous propose ses propres balades contemplatives en canoë, il n’hésite pas à ajouter des tonneaux remplis de pièces pour s’assurer qu’on ne s’ennuie pas.

En fait, les jeux vidéo nous prennent pour des chiens hyperactifs à qui il faut continuellement lancer des balles pour ne pas les perdre.

 

Make America Whole Again

Même quand Death Stranding sort finalement de ses longues premières heures de solitude pour nous proposer de « l’action » avec des « armes », il semble le faire plus pour remplir un cahier des charges que par conviction personnelle. Les terrains sont construits d’une telle manière qu’ils se suffisent à eux-mêmes, de vrais puzzles qu’on ne peut aborder de front au risque d’échouer nos livraisons. La planification est au centre du gameplay, un peu comme une sorte de Bejeweled politique où chaque geste peut sauver l’humanité. C’est que Madame la Présidente des États-Unis compte sur nous pour reconnecter l’Amérique !

Dans la pure tradition Kojima, DS est un jeu fortement politisé et ouvertement de gauche. Après les critiques sur la guerre froide, l’annonce des fake news et la guerre des drones, le réalisateur commente sur notre société actuelle en présentant des États plus si Unis que ça. Après une catastrophe d’ampleur internationale pas loin du réchauffement climatique, la population s’est réfugiée dans des villes souterraines non connectées pour éviter les dangers du monde extérieur. C’est à nous que revient la mission de réunifier le pays, de faire comprendre qu’on doit se serrer les coudes pour avancer et s’en sortir.

Alors qu’aujourd’hui les peuples se divisent et se Paysxit, que l’immigration est vue d’un mauvais œil par des descendants d’esclavagistes qui passent leurs vacances dans des pays colonisés, Death Stranding nous apporte un message optimiste, bien qu’alarmant.

Les parallèles avec notre société contemporaine sont évidents. Outre une présence féminine à la tête du gouvernement qui joue avec les discours de Trump, Death Stranding insiste sur l’importance de la tolérance face à nos différences. Alors que tous ne souhaitent pas rejoindre le nouvel État américain, notre supérieur racisé Die-Hardman nous demande d’accepter ces refus avec clairvoyance. Tout le monde n’a pas à être un citoyen pour être lié à ses semblables, l’important est que le dialogue reste ouvert et les échanges fructueux via le réseau Chiral.

Ce n’est qu’après une dizaine d’heures à vadrouiller seul dans une nature dépeuplée que les fonctionnalités sociales se débloquent. Représentées par une paire de menottes, elles sont un morceau essentiel au message de Kojima. Loin de lui l’idée d’offrir une opinion tranchée sur le sujet, néanmoins, il préfère opposer cette symbolique carcérale à l’utilité de ces outils modernes. Ce n’est pas comme si notre propre monde était noir ou blanc !

L’accès à ce réseau Chiral brise d’un coup le silence pour nous montrer le pouvoir de la coopération. Les terres autrefois arides fourmillent alors de constructions humaines. Des échelles laissées par d’autres joueurs nous aident à mieux atteindre un endroit, des panneaux nous avertissent de dangers potentiels, et à nous de leur rendre la pareille en les inondant de likes jouissifs… avant d’aider nous aussi notre prochain volontairement, alors que rien ne nous le demande : le titre est fort pour nous donner envie d’apporter notre pierre à l’édifice. L’humanité n’a réussi à évoluer jusqu’ici qu’en se passant le flambeau de génération en génération, après tout.

#NotAllMen

Cette sensation d’être connecté est rendue d’autant plus forte que les deux premiers longs chapitres nous isolent complètement, comme pour mimer l’évolution de l’homme de l’âge de pierre avec ses communautés locales à une époque plus actuelle. On regrette néanmoins que ce mûrissement ne soit pas allé de paire avec un peu de féminisme ; comme d’habitude avec le créateur, nous autres femelles sommes reléguées aux rangs de figures maternelles mystérieuses. Je rappelle que la carte « c’est une autre culture » n’est pas un totem d’immunité dans ce genre de situation, surtout quand le casting est rempli d’amis de Kojima à 90% masculin.

Ce n’est qu’un homme comme les autres, après tout ! On se demande souvent s’il n’aurait pas gagné à laisser la supervision de certains aspects à des professionnels du genre. Le casting vient à l’esprit, bien sûr, du testostéroné Norman Reedus à la lesbophobe Léa Seydoux, mais également (et surtout) ce qu’il en fait. À l’exception de la prestation grandiose de Mads Mikkelsen qui mérite le premier oscar d’acteur virtuel, le reste de l’équipe semble s’ennuyer fermement… La faute à une écriture franchement maussade et une mise en scène régulièrement soporifique.

Hideo Kojima semble en effet avoir géré la création de DS de la même manière qu’est reconstruit le territoire nord-américain par le conglomérat Bridges : avec une vision en tête et une paire d’yeux qui vérifie que tout se passe comme prévu. Alors qu’il a annoncé vouloir produire également des films, son dernier titre ne peut être apprécié et compris qu’en le prenant en main, même lors des cinématiques. C’est notre implication émotionnelle via le gameplay qui réussit à nous faire supporter ces discussions et informations bien trop nombreuses. Death Stranding aurait gagné à être moins bavard, plus mystérieux, mieux contrôlé.

Je ne vais pas non plus réinventer la roue en clamant que ce titre n’est pas pour tout le monde. J’insiste en revanche sur son importance dans l’histoire du jeu vidéo. En tant que premier blockbuster aux mécaniques de jeu quasiment inexistantes, Death Stranding crée un précédent qu’on espère revoir sous une forme plus concentrée et focalisée. L’un des plus gros jeux de cette année n’est pas, pour la première fois, une fusillade sans fin ou une aventure épique, mais une œuvre d’art qui se déguste pour le plaisir des sens. À essayer pour comprendre, ne pas taper si on n’aime pas, je ne suis qu’un pingouin, après tout.

Marine

Points forts :

– L’un des plus beaux jeux jamais créé
– Une bande-son inoubliable
– L’utilisation d’acteurs de cinéma, un choix étonnant et plaisant
– N’hésite pas à parler de notre monde

Points faibles :

– Trop long pour ce qu’il a à dire
– Mise en scène souvent fade
– Boys, boys, boys…
– Part souvent dans tous les sens

La Note : 16/20

Développeur / Éditeur : Kojima Productions / Sony
Genre : Critique sociale, vacances en Écosse sans nos parents (puis ailleurs #spoilers)
Support : PlayStation 4 (testé), PC (2020)
Date de sortie : 8 novembre 2019

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