Test : Shenmue I & II (PS4)

Il y a près de 20 ans, sortait Shenmue sur Dreamcast, jeu révolutionnaire ayant influencé et inspiré toute l’industrie du jeu vidéo en redéfinissant la notion d’open world et ouvert la voie au genre du jeu vidéo purement narratif, de GTA à Resident Evil 4 en passant par les jeux Telltale ou Quantic Dream.

Hormis quelques caméos dans des jeux comme les Sonic Racing, Sega donnait l’impression d’ignorer sciemment la licence, mais après de nombreuses années de supplications de la part des fans, l’éditeur a enfin pris la peine de réaliser un portage des deux premiers épisodes de la saga sur les consoles modernes (PS4, Xbox One et PC), permettant aux fans comme aux nouveaux venus d’enfin pouvoir y jouer sur d’autres supports que la Dreamcast et la Xbox première du nom, en attendant la sortie de Shenmue III kickstarté en 2015 et dont la sortie est prévue pour le 27 août 2019.

The Story goes on … again

29 novembre 1986, Yokosuka, Japon.
Notre héros, Ryo Hazuki, 18 ans, rentre au dojo familial lors d’un après-midi enneigé et aperçoit la plaque de sa résidence brisée, l’entrée forcée et une voiture noire garée devant chez lui. De mystérieux hommes en costume ont investi la résidence et leur leader Lan Di ordonne au père de Ryo, Iwao Hazuki, maître de Jujitsu, de lui remettre le miroir du Dragon. Après lui avoir demandé s’il se souvient de Zhao Sun ming, l’homme qu’il aurait tué à Meng cun, Lan Di repousse très facilement l’assaut désespéré de Ryo et se sert de ce dernier comme d’un otage afin de récupérer le miroir qui était enfoui sous un cerisier de la résidence, avant d’asséner un coup fatal à Iwao.
Avant de passer l’arme à gauche, le père de Ryo lui demande de lui pardonner et lui dit de s’entourer de ses amis et de ceux qu’il aime plutôt que de succomber au désir de vengeance.
Lourdement blessé, Ryo devra alors se reposer quelques jours avant de démarrer son périple pour tenter de comprendre la raison pour laquelle son père a été assassiné, pourquoi ce vieux miroir est l’objet de tant de convoitises et qui exactement est ce mystérieux Lan Di venu de Chine.
Ce qui démarre comme une classique histoire de vengeance se transformera bien assez vite en un voyage initiatique pour Ryo, un conte sur les valeurs des arts martiaux, l’importance de l’amitié, de l’amour et de la rédemption.
Le premier jeu se déroule exclusivement dans la ville navale de Yokosuka, tandis que la Chine est le théâtre de l’action du second épisode (où l’on visitera Hong-Kong, Kowloon et Guilin).
Si la série a à ce point marqué les esprits, c’est autant pour la baffe technique qu’elle représentait pour l’époque que pour la profondeur de son intrigue, de ses personnages, mais aussi pour le cliffhanger insoutenable qui dure depuis 17 ans, et qui fort heureusement trouvera une conclusion dans le désormais très concret Shenmue III.

Ryo éclats

Yû Suzuki présentait Shenmue comme un nouveau genre de jeu vidéo : un Full Reactive Eyes Entertainment (ou FREE). Derrière ce nom pompeux se cache un jeu d’enquête à la troisième personne mâtiné de phases d’action et de Quick Time Events. Il est possible d’examiner un nombre faramineux d’objets disposés partout dans les décors (même si l’intérêt est bien souvent limité), les personnages secondaires ont leur propre emploi du temps et les boutiques ouvrent et ferment à des horaires précis, ce qui donne l’impression d’arpenter un monde vraiment réaliste et cohérent. Tout cela contribue à l’immersion, rend tous les lieux visités crédibles, et cela donne l’impression que ce sont des individus qui y habitent, et pas juste des personnages générés procéduralement.

Point de flèche jaune indiquant la marche à suivre et le prochain lieu à visiter comme dans quasiment tous les jeux modernes qui intègrent un GPS magique, il faudra enquêter et demander aux passants s’ils sont au courant de quelques chose et collecter des indices sur sa route. Une grande place est laissée à l’exploration de fond en comble de chaque zone, il faut se laisser guider par son intuition, et si vraiment l’on se perd, il est possible de revoir les indices notés dans le carnet de Ryo pour savoir quelle est la marche à suivre.
Très vite on se met à apprendre par cœur le quotidien des habitants, on leur rend des services en échange d’informations, et il faut aller leur rendre visite au bon moment de la journée sous peine de devoir attendre le lendemain si l’on n’a pas été assez ponctuel.

 

Si l’univers à explorer semble assez resserré pour les standards actuels, il ne faut pas oublier que Shenmue est sorti en 1999, soit deux ans avant Grand Theft Auto III, et était un des jeux les plus coûteux de son temps (47 millions de dollars pour Shenmue I & Shenmue II, dixit Yû Suzuki).
Pour l’époque, la zone de jeu paraissait immense, chaque mètre carré fourmille de détails et l’on ne retrouve aujourd’hui ce souci du moindre détail que dans un nombre extrêmement limité de productions à gros budget, notamment chez Rockstar ou Naughty Dog.
On peut ouvrir quasiment tous les tiroirs qui se dressent face à nous pour examiner des assiettes, vêtements ou objets de décoration sous toutes les coutures, remplir son inventaire avec les objets utiles que l’on trouve, parler à tous les badauds que l’on croise, téléphoner à un nombre colossal d’individus grâce à l’annuaire, etc.
Shenmue intègre également un système météorologique ainsi qu’un cycle jour-nuit où une heure en temps réel équivaut à une journée in-game.
Même si par essence Shenmue est une série très contemplative, où le joueur est libre de s’adonner aux activités qui lui plaisent dans l’ordre qu’il souhaite, il ne faut pas non plus trop traîner sous peine de voir l’écran de Game Over passé une certaine date dans le jeu, si jamais Ryo a passé plus de temps à la salle d’arcade qu’à traquer les meurtriers de son paternel. Cependant, la limite de temps est tellement généreuse qu’il est très difficile de perdre la partie, sauf si on le fait vraiment exprès.

Au début de son développement, Shenmue a commencé sur Saturn comme un Virtua Fighter RPG. Cela se ressent très fortement dans ses mécaniques, où à peu de chose près les combats au corps à corps ressemblent à s’y méprendre aux affrontements du jeu de baston de SEGA, tant au niveau du placement de la caméra que des contrôles.
Même si la série des Yakuza, dont les combats sont extrêmement dynamiques, a donné un petit coup de vieux à la formule, ces affrontements demeurent toutefois très plaisants encore aujourd’hui, et le système est bien plus profond qu’il n’y paraît. Il est possible au fur et à mesure de la progression de débloquer de nouvelles techniques de combat et enchaînements afin d’ajouter un peu plus de variété et de profondeur. Il est même possible de s’entraîner seul dans des parkings déserts, comme tout loubard qui se respecte.
Shenmue est notoirement connu, non pas pour avoir inventé les QTE (le mérite revient à Dragon’s Lair en Arcade, près de 16 ans avant Shenmue), mais les avoir démocratisés.
Lors de courses-poursuites, par exemple, il faudra presser les bonnes touches au bon moment pour éviter de se faire distancer et de se prendre les objets du décor en pleine figure. Correctement dosées, ces phases qui aujourd’hui énervent bon nombre de joueurs dans les AAA modernes contribuent au cachet de la série et en sont aujourd’hui indissociables.

Shenmue propose en outre un nombre assez importants d’à-côtés qui ancrent la série dans le réel et ont été depuis repris par quasiment tous les jeux à monde ouvert, tels que la possibilité de s’adonner à de nombreux classiques d’arcade de Sega élaborés par Yû Suzuki dans sa prime jeunesse : After Burner, Hang On, Space Harrier ou encore Outrun. Il est également possible de jouer au billard ou aux fléchettes, de collectionner des gashapons ou de nourrir un chaton qui a perdu sa maman, de participer à une authentique course de canards ou de manipuler le mythique Fenwick pour gagner de l’argent sur les docks.
Le ton très sérieux de l’intrigue laisse parfois la place à des moments complètements surréalistes, et les deux jeux abritent des personnages inoubliables comme Tom le danseur vendeur de hot-dogs ou le propriétaire du restaurant chinois qui explique très sérieusement à notre héros que tous les chinois ne sont pas mauvais.
En manipulant certains objets clés, il est possible de voir des flashbacks de la vie de Ryo et assister notamment à la scène mythique où Iwao dit à son jeune fils de manger ses carottes, car les agriculteurs de la région se sont donné beaucoup de mal pour cultiver les légumes qui se trouvent dans son assiette.

Shenmue du genou

Si les deux jeux de cette compilation sont toujours aussi formidables 19 et 17 ans plus tard, tel n’est pas le cas de cette compilation. On aurait aimé profiter d’un remake en bonne et due forme, pourquoi pas avec le moteur des derniers Yakuza. Il s’agit simplement d’un lissage en haute définition plutôt qu’une refonte intégrale, ce qui en soi est déjà très appréciable.
Artistiquement, les deux jeux ont extrêmement bien vieilli, les modèles des personnages, les vêtements, les textures et l’environnement sont très détaillés, et par moments on a dû mal à se dire que ces jeux approchent bientôt de la vingtaine, tant sur bien des aspects ils dépassent des jeux sortis sur des générations de consoles ultérieures.
La qualité sonore, en revanche, porte les stigmates de son âge avancé, les enregistrements font très étouffés, traduisant une forte compression pour pouvoir tout stocker à l’époque. Nul doute que les enregistrements d’origine ont été perdus, empêchant ainsi une remasterisation sonore complète.

Même s’il est appréciable de ne plus avoir à changer de disque en cours de partie (Shenmue 1 tenait sur 3 GD-Rom + le disque bonus « Shenmue Passport », et Shenmue II sur 4 GD-Rom) et de pouvoir profiter pleinement du 16/9 plutôt que du 4/3 d’époque sur Dreamcast, certains passages comme les cinématiques ou les moments où l’on utilise le téléphone restent en format carré avec des bandes noires sur les côtés. Les 2 jeux tournent en 30 fps quasiment constants, ce qui est la moindre des choses, mais il est dommage que pour des jeux aussi anciens la puissance des consoles modernes ne soit pas mise à disposition pour profiter d’un mode en 60fps. Cela étant, même en émulation sur un PC de compétition, Shenmue tourne très mal en 60fps et occasionne de nombreux bugs de collision ou lors des combats, par exemple.
Le Shenmue Passport, disque bonus présent dans Shenmue I, est aux abonnés absents. Il permettait d’écouter la bande-son du jeu, de revoir les cinématiques, de bénéficier de tout un tas d’informations sur les personnages ou encore de comparer ses meilleurs scores aux mini-jeux avec les joueurs du monde entier (les serveurs Dreamcast ont été coupés en 2002) et son absence est une vraie perte pour les fans.

Fort heureusement, quelques améliorations notables sont à souligner, les contrôles ont été remaniés et Ryo se contrôle de manière bien plus fluide, ses déplacements sont gérés au stick gauche et le stick droit permet de contrôler la caméra et la vue de Ryo. Sur Dreamcast, les déplacements à gauche et à droite se faisaient à l’aide de la croix directionnelle, il fallait appuyer sur une gâchette pour avancer et le stick permettait de diriger le regard de Ryo.
En outre, il est désormais possible de sauvegarder à n’importe quel moment depuis le menu options, chose qui n’était pas possible à l’origine. Il fallait à l’époque utiliser des sauvegardes temporaires qui étaient effacées à chaque chargement et les sauvegardes définitives ne pouvaient être effectuées que depuis le lit de Ryo.
Le choix est laissé au joueur de passer les doublages en japonais, permettant d’éviter la très kitsch version anglaise, ce qui est très appréciable.

Malgré de nombreux patchs censés remédier au problème, les 2 épisodes sont malheureusement truffés de bugs en tout genre qui n’existaient pas dans les jeux originaux, ni même sur les versions émulées. Certains QTE foirent complètement et affichent les mauvaises touches à l’écran. Par moments, il m’est arrivé de me retrouver coincé en vue à la première personne, des lignes de dialogue ou des bruitages sont zappés et il n’est pas rare de se retrouver coincé dans un élément du décor à cause d’un bug de collision, et de nombreux plantages sont arrivés au cours de ma partie.

Le code source des jeux ayant été perdu, et la documentation étant entièrement en japonais, le studio de développement a du se débrouiller avec les moyens du bord et a dû procéder à du retro-engineering sur le code assembleur pour récupérer certains éléments du jeu. Les défauts d’ordre technique ne sont donc pas entièrement de la faute des développeurs de ce portage qui ont tenté de se débrouiller comme ils ont pu pour proposer une version stable de Shenmue I & II sur des architectures de console bien plus modernes.

Pour la première fois, Shenmue 1 propose des textes et sous-titres en français, mais la qualité de la traduction est souvent en dents de scie. C’est la foire aux honorifiques japonais (« san » ou « sama ») dans tous les sens, dignes de mauvais fansubs, certains textes sont complètement à côté de la plaque et en contradiction totale avec ce que disent les doubleurs en japonais ou ce qui se passe à l’écran et de nombreuses coquilles ou fautes d’orthographe ont glissé entre les mailles de la relecture. Il est en effet assez étonnant qu’un vendeur de conbini nous gratifie d’un très familier « merci mec » une fois que l’on a effectué ses courses.
La possibilité d’accélérer le temps dans Shenmue II permettant d’éviter d’avoir à trop attendre lorsque l’on a rendez-vous à une heure précise avec un personnage n’a pas été ajoutée dans le premier épisode, ce qui aurait été un ajout d’ergonomie appréciable.

Le Lan Di au Soleil

Après tant d’années à attendre des versions HD de Shenmue, nos attentes étaient grandes pour cette compilation, et malheureusement beaucoup seront déçus par la qualité des versions qui s’offrent à nous aujourd’hui, truffées de bugs et avec une traduction française calamiteuse. Les jeux sont cependant toujours aussi bons et je recommande à quiconque ne s’y étant jamais essayé de donner sa chance à Shenmue, pierre angulaire de l’histoire du jeu vidéo et que tout le monde devrait faire pour sa culture de joueur.
Dans une passionnante interview publiée par PC Gamer, les développeurs de d3t reviennent sur les raisons pour lesquelles il fut difficile de mener à bien ce projet (perte du code source, budget et équipe restreints, instructions en japonais) et livrent des anecdotes fabuleuses. La lune n’est par exemple pas une simple texture dans une skybox, mais un véritable objet modélisé en 3D éclairé en fonction de l’orientation du soleil.
Malgré tous les défauts que je peux lui trouver, cette compilation des 2 jeux vendue à prix modique (aux alentours de 30 €) est avec les patchs récents sans doute le meilleur moyen de découvrir ou redécouvrir la série, avec un lissage HD bienvenu et en 16/9, des contrôles remaniés, traduits en français, et sur un seul disque.
Maintenant que l’on a pu se rafraîchir la mémoire avec Shenmue I & II, vivement la conclusion tant attendue de la saga l’année prochaine.

« To go astray is to take an immoral path. Taking revenge is no different from murder” Maître Lishao Tao.

Falcon

Bonus : la critique vidéo de Ramanak sur Shenmue 1

Points forts

  • L’expérience Shenmue, intacte après tant d’années
  • Le scénario, l’écriture, les personnages
  • Degré d’immersion rarement atteint dans un jeu vidéo
  • Bande originale magistrale
  • La quête de Ryo aura enfin une conclusion l’an prochain
  • Lissage HD de très bonne facture, contrôles remaniés
  • On peut sauvegarder à n’importe quel moment

Points faibles

  • De nombreux problèmes d’ordre technique
  • Encore beaucoup de bugs malgré les patchs
  • Qualité sonore d’époque (doublages et musiques)
  • L’absence de Shenmue Passport
  • Version française très médiocre
  • Le game design a par moments pris un coup de vieux

La note : 16/20

Éditeur : SEGA / Koch Media
Développeur : Sega AM2 (jeu original) / d3t (portage)
Genre : Enquête / bagarre / Fenwick Simulator 1986
Plates-formes : PS4 / Xbox One / PC
Date de sortie : 21 août 2018

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