Interview : Thibaut Brébant, fondateur de Tabletop Pixel
Après avoir interviewé des personnalités du jeu vidéo du monde entier, dont plusieurs en France, nous avons choisi cette fois-ci de réunir ces deux aspects en partant à la rencontre d’un programmeur français vivant au Japon, Thibaut Brébant.
Gamingway : Salut Thibaut, tout simplement pour débuter peux-tu te présenter, nous faire part de ton parcours… ?
Thibaut Brébant : Bonjour Inod, bonjour Gamingway. Je suis français, presque quarantenaire (même si semble-t-il je ne les fais pas extérieurement et pour sûr pas du tout intérieurement) vivant au Japon depuis 9 ans. La création de jeux — aussi bien jeux vidéo que de société — est une activité tenant une grande place dans ma vie et ce depuis tout petit.
Je suis tombé dans l’informatique très tôt, avec un TO7-70 et un livre d’initiation à la programmation. Etant enfant unique et très joueur j’ai vite compris l’intérêt formidable de cette dernière : elle me permettait à la fois de créer des jeux ET des adversaires virtuels avec lesquels je pouvais jouer à tout moment.
Quant aux jeux de société, je pense avoir commencé à noircir des cahiers entiers de systèmes de règles quand j’ai débuté le jeu de rôle avec l’Œil Noir, alors qu’émergeaient en même temps des jeux de société modernes tels que Full Metal Planet, Super Gang ou Formule Dé de Ludodélire.
La suite est logique : je suis devenu programmeur, à des postes plutôt sérieux, mais développant toujours de multiples jeux sur mon temps libre.
Gamingway : Et maintenant parles-nous de Tabletop Pixel. Le choix de te lancer dedans ? Avec quelle(s) envie(s) pour le studio ? De quelle manière travailles-tu ? …
Cela fait donc longtemps que j’ai envie de vivre de la création de jeux. Au Japon j’ai réussi à entrer dans une entreprise qui m’a rapproché de l’industrie ludique, mais par son côté obscur… en tout cas vu depuis les yeux d’un gamer : celui des jeux sociaux. Pour moi un jeu social n’est pas un jeu, c’est un ensemble de mécaniques destiné à rendre une personne addict et qui se rapproche plus de la conception d’une machine à sous, que de celle d’une œuvre destinée à divertir, amuser, faire rêver, réfléchir, s’évader de la réalité… autant de choses qui pour moi définissent un jeu.
Cela m’a donné encore plus envie de sauter le pas et d’essayer de voir si je pourrais réussir à marier passion et revenus permettant de manger. Mais quitter du jour au lendemain son travail pour suivre ses rêves est aventureux, surtout quand on sait ne pas avoir le sens des affaires, ni apprécier le business et que les jeux que l’on souhaite créer sont plutôt destinés à des niches. Ma société m’a donc permis de passer à mi-temps : je vais au bureau les lundis, mardis et mercredis et je consacre le reste du temps à Tabletop Pixel.
Mon envie est naturellement que ce studio arrive à me faire vivre, tout en me permettant de développer les jeux que j’ai en tête ! Il y en a tant : de petits jeux smartphones, à des applications de réalité augmenté, en passant par de gros wargames PC.
Gamingway : Ton premier projet avec Tabletop Pixel est Super Puzzle Neo. Peux-tu nous détailler un peu tout à son propos : son développement, le jeu en lui-même… ?
Super Puzzle Neo est un jeu de puzzle qui se rapproche de l’expérience d’un vrai puzzle en carton, mais adapté aux devices et aux envie des joueurs d’aujourd’hui : il y a très peu de pièces, elles sont toujours visibles et leur manipulation est simple et instinctive.
Maintenant pourquoi avoir fait un jeu aussi simple et mainstream, quand j’aurais pu réaliser un des multiples projets qui me tiennent à cœur, tels qu’une application d’entraînement aux danmakus, un jeu de course et de combat de voitures en tour par tour dans un univers post apocalyptique ou encore un livre-dont-on-est-le-héros-MMO ?
Parce que cette première application devait à la fois me permettre de coder mon framework, de valider mes choix technologiques, de valider les process de release sur les différentes plateformes que je compte toucher et surtout, surtout, m’entraîner au marketing. Je me voyais mal faire tout ça tout en devant concevoir un système de règles original, le balancer, créer des artworks et un univers, etc…
De plus, au niveau marketing, l’avantage d’un jeu de puzzle est qu’on peut utiliser n’importe quelle image ! C’est donc un bac à sable parfait pour mon entraînement à la création de solutions de monétisations. Brrr… je n’aime pas cette expression mais c’est la vie… il faut bien pouvoir la gagner si on veut pouvoir faire des jeux amusants !
C’est pour cette raison que le jeu n’est pas encore releasé même si le code est fini : je cherche maintenant à obtenir des licences connues (tout particulièrement d’animés) et à monter des partenariats avec des fournisseurs de contenus comme des musées.
Gamingway : Tu songes le sortir sur quels supports et quand ?
Dans un premier temps sur iOS et Android. Le » quand » va dépendre des partenariats ou licences que je vais réussir à obtenir. Un ami plus doué que moi en business a déjà contacté certains studios et je vais aller ce week-end à l’Anime Japan 2014, une convention où il sera possible d’entrer en contact et de discuter avec de nombreux gros studios d’animation… croisez les doigts pour moi !
Dans tous les cas, je pense releaser plus tard la version actuelle, basée sur des œuvres de grands peintres. Et partager au passage quelques courants de peinture que j’adore tels que le préraphaélisme, le romantisme noir ou tout simplement l’art nouveau.
Gamingway : Tu le présentais d’ailleurs il y a quelques jours durant le BitSummit. Quel a été l’accueil réservé par les personnes croisées là-bas ?
Je ne m’attendais naturellement pas à ce qu’un jeu de puzzle à orientation familiale, dont le visuel porte-drapeau est Mucha, attire autant l’attention qu’un shoot them up à gros pixels. Mais je ne pouvais pas ne pas aller à cet événement, et y allant je ne pouvais pas ne pas présenter ce que je fais. Je m’attendais donc au pire et à ne jamais avoir personne sur mon stand.
Mais finalement mes craintes n’étaient pas fondées : même si effectivement il n’attira pas autant le regard que d’autres jeux, de nombreuses personnes sont passées pour l’essayer, poser des questions et même parfois rester pour de longues sessions de jeu. Et de toutes les personnes qui s’y sont essayées, je n’ai eu que de bons retours et elles m’ont généralement demandé quand il sortirait, ce qui est un plutôt bon signe.
Gamingway : Et le BitSummit en lui-même, tu peux nous raconter comment c’était ? Tu as probablement toi aussi découvert des structures et jeux intéressants ?
Extraordinaire ! Rencontrer des gens et des jeux était mon objectif principal et il fut parfaitement rempli ! Le BitSummit est vraiment devenu, en deux éditions, la grand messe du jeu indie au Japon ! Pendant les semaines qui le précédait, on pouvait sentir l’ébullition monter sur la scène développement… tout le monde se demandant qui y allait, préparant des versions spéciales de ses jeux, twittant à tout va… c’était très excitant !
J’y ai donc rencontré de nombreuses personnes très intéressantes, dont plusieurs avec qui je vais certainement travailler en collaboration sur des projets communs dans le futur. J’ai pu aussi parler en chair et en os avec d’autres que je connaissais virtuellement. Sans parler de tous ceux que je croise régulièrement sur Tokyo, comme les développeurs français de Gangs of Space (Little Big MMO), un shoot them up-MMO qui a gagné à l’issue de l’événement le prix d’excellence en game design). Aller faire la fête samedi soir dans les bars de Kyoto avec tout ce joli monde fut un des points d’orgue du week-end !
Au niveau des jeux il y en aurait trop à citer… je vais parler de mon top 5 :
J’ai été très marqué par Galak-Z (17-BIT), un shoot them up très dynamique mariant 3D cel-shading et 2D avec un habillage de vieil animé rappelant des productions du studio Tatsunoko, tel que Gatchaman.
Par Nova-111 (Funktronic Labs) un roguelike kawaii mariant habilement mécaniques tour par tour et temps réel.
Par Alreza le Dévoreur (Von Flex) un jeu mariant à la fois livre dont on est le héros et séquences d’action.
Par Party Animals un jeu de politique et de gestion de campagne électorale parodique.
Et par Gesuido un roguelike 1bit.
Gamingway : Récemment tu as sorti une application très sympathique, Retroizer, permettant de transformer aisément ses photos, dans un style rappelant celui d’une célèbre console portable fêtant bientôt ses 25 ans. Explique-nous cela plus en détails. De quelle manière t’es venue l’envie de créer Retroizer ?
Retroizer est donc une page web permettant de » gameboy-iser » une photo. Je n’utilise pas ce terme sur le site pour qu’on ne m’accuse pas de parasitage de marque, mais dans une conversation cela ne pose pas de problème.
L’idée m’est venue il y a quatre ans de cela, tout d’abord en tant que » délire Photoshop « . J’avais défini une séquence d’actions permettant de réaliser cet effet à la main. On peut d’ailleurs retrouver le premier essai sur mon blog (http://www.docteeboh.net/blog/?p=1883). Depuis cette époque l’envie d’en faire une application revenait régulièrement. Ces derniers temps je pensais la réaliser en HTML5 étant donné que je travaille beaucoup avec cette technologie. L’approche du BitSummit a été le déclencheur : je voulais avoir quelque chose à présenter en plus de Super Puzzle Neo et c’est ce qui me paraissait le plus rapide à développer. Effectivement, il ne me fallu que 2 jours.
Une chose de notable dans cette web-app est qu’elle est entièrement basée sur le client : il n’y a aucun serveur, votre photo n’est aucunement envoyée sur Internet, c’est uniquement votre navigateur qui réalise tout. Je l’ai conçue de manière à ce qu’elle soit utilisable hors-ligne : vous pouvez par exemple la placer dans votre liste de lecture si vous êtes sur iOS, pour pouvoir l’utiliser ensuite même si vous n’avez pas Internet.
Naturellement, elle fonctionne aussi bien sur mobiles (testé sur iOS6+ et Android) que sur ordinateur de bureau.
Gamingway : Comptes-tu te pencher sur d’autres applications de ce genre, voire même offrir plus d’options pour cette dernière ?
J’ai effectivement d’autres idées de jouets graphiques, pas forcément liés au jeu vidéo… j’ai été visual jockey, ceci pouvant expliquer cela. Mais pour l’instant ce n’est pas ma priorité.
Quant à offrir d’autres options à Retroizer comme l’implémentation d’autres hardwares, cela dépendra du succès sur le long terme : si je vois qu’il est régulièrement utilisé ou qu’on m’en parle beaucoup j’y reviendrai pour sûr ! Mais j’en suis déjà assez content en l’état, il » fait la job » comme le dirait un Québécois.
Gamingway : D’autres projets à venir pour toi et / ou pour Tabletop Pixel ?
Oui bien sûr, de nombreux projets… à court terme (c’est à dire qui aient une chance de voir le jour d’ici 8 mois) je dirais un shoot them up de type danmaku et un jeu tactique en tour par tour, en collaboration avec un artiste que j’ai rencontré au BitSummit.
Et naturellement la commercialisation de Super Puzzle Neo, qui est une entreprise au long court qui ne se fait malheureusement pas toute seule ! J’aimerais bien pouvoir passer mes journées à programmer et à concevoir des systèmes de règles, mais si je veux vraiment à terme pouvoir vivre de cette passion et payer des gens pour s’occuper de cette partie marketing, je dois pour l’instant donner de moi-même.
Gamingway : Merci Thibaut pour cet entretien, désires-tu ajouter quelque chose à propos de Tabletop Pixel et / ou transmettre un message pour les lectrices et lecteurs de Gamingway ?
Merci beaucoup à vous pour cette interview. Je propose aux lecteurs qui sont intéressés par ce que je fais, de suivre le compte Twitter de Tabletop Pixel et ce sans s’inquiéter d’être spammé, ma moyenne de publication étant d’un tweet tous les deux mois. Ou bien de suivre le flux RSS de mon site.
Interview réalisée par Inod – mars 2014 (par e-mail)
Sinon c’était bien cool la soirée de samedi à Kyoto, et je te souhaite bien du succès avec tes jeux !