Test : Torment – Tides of Numenéra (PC)
Pour qui n’aurait jamais joué à Planescape Torment (il vient tout juste de ressortir en version HD par Beamdog), les premiers instants dans ce Torment – Tides of Numenéra risquent d’être pour le moins déstabilisants. Pour le dire simplement, au cours des deux-trois premières heures, vous allez être complètement paumés, submergés par le lore biscornu, hypertrophié et – il faut le reconnaître – un brin envahissant du titre. Paradoxalement, cette surabondance est aussi la plus grande force de ce RPG vraiment pas comme les autres.
Bizarre, vous avez dit bizarre ?
Après une chute depuis ce qui semble être l’espace, vous vous réveillez étonnement indemne et entouré de deux étranges personnages, Callistege et Aligern, qui se disputent vertement à votre sujet. D’après eux, vous êtes un Reliquat, l’enveloppe corporelle d’un Dieu qui peut changer de corps à volonté et ainsi exister éternellement. Vous êtes enfin maître de votre corps, maintenant que le Dieu Changeant l’a quitté pour un autre, mais Aligern comme Callistege ont chacun une idée bien précise de ce que vous devrez faire de cette existence nouvelle.
De fait, un choix s’offre à vous dès cet instant : qui, de cette femme aux multiples doppelgängers évanescents qui gravitent autour d’elle et semblent à la fois se détester, s’aimer, s’ignorer ; ou du bourru Aligern dont la peau est couverte de tatouages mouvants, va devenir votre premier compagnon de route ? Le choix de l’un excluant immédiatement l’autre, il faudra choisir judicieusement, sans autre béquille que de faire confiance à son instinct (1).
À peine le personnage créé et ce premier compagnon choisi, on se retrouve alors bombardé de noms, de concepts, d’éléments de lore sans la moindre forme de procès : le Neuvième Monde, le Dieu Changeant, le Biophage, des histoires de Flux et de reliquats, de transiteurs et de cyphers… Ce sentiment de flou ne s’arrangera pas par la suite, mais si l’on accepte pleinement de ne pas tout saisir, qu’on s’autorise à naviguer à vue dans cet univers étrange où les règles ne cessent de changer – un peu comme lorsque l’on regarde un film de David Lynch – l’effort en vaut clairement la chandelle.
De surcroît, loin d’être un défaut, cette caractéristique est en fait une déclaration d’intention : dans Torment, vous êtes largué (dans tous les sens du terme) dans un monde qui a existé sans vous et vous devez vous débrouiller pour en démêler les tenants et aboutissants. Et au passage, donner un sens à votre existence.
Sur la piste de votre créateur/prédécesseur, le Dieu Changeant, vous aurez le choix de lui demander des comptes, de l’expédier ad patres une bonne fois pour toutes, ou encore de vous allier à lui dans la Bataille Sans Fin (un conflit total qui l’oppose à la « Première Reliquat »). Et dans sa finalité comme dans les moyens mis à votre disposition, vous serez entièrement libre de mener l’aventure qu’il vous conviendra : que ce soit par la force la plus brute ou la manipulation des esprits, le choix sera entièrement vôtre.
Bavard, vous avez dit bavard ?
Bien plus qu’un jeu littéraire, TToN est un jeu textuel (non, ce n’est pas sale). Un festival de (bons) mots où le verbe est roi, où chaque élément de son univers viendra avec son anecdote ampoulée, chaque PNJ vous racontera son histoire via d’innombrables lignes de dialogues, voire vous donnera un objet vous transportant dans une phase de livre dont vous êtes le héros (les Transiteurs) où vos décisions pourront avoir impacté la réalité à votre retour.
Le verbe a une telle place dans l’aventure qu’il vaut mieux, à mon avis, décider immédiatement de ne jamais se résoudre à la violence. Déjà, cela vous permettra de profiter de l’excellente facture des nombreux textes, traduction française comprise, mais aussi de découvrir d’autres facettes aux situations auxquelles vous faites face, rarement unidimensionnelles, et d’autant de moyens de les résoudre. Ainsi, les développeurs ont fourni un travail monumental, dans l’écriture des quêtes comme dans leurs multiples résolutions. De fait, toutes les quêtes, et je dis bien TOUTES, peuvent se résoudre sans combattre (2).
Bien sûr, cela ne se fera pas tout seul : il faudra avoir construit son personnage de manière à avoir accès à plus d’options de dialogues et réussir facilement ses jets de Persuasion, d’Intimidation ou de Mensonge. Mais aussi avoir exploré les environnements de fond en comble, parlé à peu près à la totalité des PNJ pour collecter des infos cruciales, susceptibles de faire pencher la balance en votre faveur lors d’une négociation… Et si vous le souhaitez, vous pouvez tracer votre route à grands coups d’épée transdimensionnelle dans la tronche et de pouvoirs psy, une option toute aussi valable… à un détail près : le système de combat tout pété.
C’est un fait, la baston dans Torment n’est assurément pas son fort : un tour par tour antédiluvien, mollasson et bourrin (c’est le festival du « grosbillisme »), des pouvoirs qui se ressemblent tous et n’apportent aucun soupçon stratégique, des situations de combats sans originalité… Autant de défauts qui me font penser que cette facette inutile a probablement été ajoutée à la va-vite pour flatter la nostalgie des joueurs avides de C-RPG à l’ancienne (voire sous la pression des backers). Étrange, quand on sait que le Planescape Torment d’origine se démarquait justement des Baldur’s Gate pour sa quasi-absence de combats obligatoires (et déjà peu inspirés à l’époque) : c’est un peu comme si InXile avait eu peur d’embrasser pleinement ce que Torment est en essence – un jeu d’aventure foncièrement littéraire – en rajoutant cette surcouche guerrière à la limite du contresens.
Autre feature à l’intérêt discutable : les cyphers. Des objets à usage unique, souvent uniquement activables en combat, et qui vous filent des malus quand vous en portez trop dans votre inventaire : comme ces objets sont automatiquement équipés au moment où vous les récupérez, vous serez généralement contraints de les vendre sans les utiliser, juste pour ne pas subir les malus liés à la « cypherlagie ».
Le Jeu Dont Vous Êtes le Héros
À propos des quêtes secondaires : on échappe fort heureusement aux quêtes FedEx habituelles et certaines réservent de très bonnes surprises, notamment du point de vue de la narration, voire faciliteront grandement votre avancée dans la trame principale. Je vous laisse le soin de découvrir ces à-côtés, souvent bien plus plaisants et originaux que le fil principal. Pensez d’ailleurs à utiliser les objets en apparence inutiles de votre inventaire (les Curiosités), certains déclenchant des quêtes secondaires sous la forme de passages en livres dont vous êtes le héros.
Pour finir, un petit avertissement à destination des bons samaritains (je m’inclue, j’ai tendance à jouer ce rôle par défaut dans une RPG) : le curseur entre bien et mal est beaucoup plus flou et sujet à interprétation dans le Neuvième Monde que dans n’importe quel univers d’heroic-fantasy. Il est bien plus difficile de deviner la nature des intentions des donneurs de quêtes et il faut souvent prendre le temps d’explorer toutes les pistes avant de faire un choix définitif. Cela étant dit, prendre de mauvaises décisions peut parfois se révéler tout aussi intéressant et surtout, cela ne bloque jamais la progression.
De plus, il arrive parfois que les conséquences de nos choix soient totalement inattendues, voire qu’il vaille mieux échouer dans une action pour qu’une situation se résolve de la « meilleure » des façons. Il faut souvent choisir les options qui paraissent contre-intuitives plutôt que celles évidentes pour aller au fond d’un problème : par exemple, se laisser mourir est une option généralement très intéressante lors d’un conflit. Les réflexes des joueurs habitués aux quêtes clairement labellisées « gentil/méchant » vont rapidement se trouver malmenés (et ce n’est pas plus mal).
Autre regret, on se désolera de voir l’aventure se resserrer en entonnoir un peu trop rapidement : on commence pourtant avec une immense zone de départ, le Protectorat de Sagus, avec ses quartiers souterrains, son bar, sa place centrale… Un environnement qui m’a occupé près de la moitié de la partie, tant elle propose quantité de quêtes secondaires facultatives. On enchaîne par la suite les zones réduites, où il n’y a que peu d’objectifs secondaires, pour ressentir une forme de linéarité désagréable et restrictive – assez dommageable dans le cas d’un univers aussi distordu et peu conventionnel que celui du Neuvième Monde. Point positif à cette linéarité : TToN est un RPG relativement court, une trentaine d’heures, pas plus, qui propose donc une expérience concentrée parfaite pour ceux qui, comme moi, n’ont pas 100 heures à consacrer au même jeu (3).
Au final, Torment – Tides of Numenéra s’apprécie bien plus en tant que jeu d’aventure textuel mâtiné de point’n click que jeu de rôle à combats au tour par tour, ne serait-ce que pour la qualité de son écriture, mais en grande partie à cause de son système de combat complètement raté. Trop statique, manquant de finesse, bardée de pouvoirs inutiles ou redondants, la gestion des « Crises » par la force n’a que peu d’intérêt et n’est tout simplement pas amusante. À la différence des dialogues, qui permettent tout autant de jouer la pire des enflures (sans jamais croiser le fer), mais aussi de creuser cet univers fascinant et aux multiples couches. Donc, rendez-vous service et créez directement un personnage avec des avantages d’Intellect et vous aurez l’une des meilleures narrations interactives du moment à vous mettre sous la dent.
Si vous cherchez un RPG oldschool avec un bon système de combat, passez votre chemin, Torment – Tides of Numenéra n’a rien à offrir de satisfaisant dans ce domaine.
Go-Ichi
(1) Je rassure les complétistes et les monomaniaques pour qui il est inconcevable de rater le moindre octet de contenu : bien que vous soyez obligé de choisir entre l’un ou l’autre dès le départ, vous pourrez tout à fait vous séparer du compagnon choisi pour intégrer l’autre à votre équipe plus tard, si le cœur vous en dit. Ou si vous réalisez a posteriori que votre compagnon actuel ne convient pas à votre style de jeu.
(2) Sur la totalité de ma partie (une trentaine d’heures environ), je n’ai eu qu’un seul combat obligatoire, lors d’une quête secondaire sans importance. Et encore, je soupçonne de ne pas avoir trouvé le bon objet ou PNJ pour m’éviter ce combat. Pour info, à intervalles réguliers, des quêtes vous placeront en situation de combat automatiquement. Regardez bien dans l’environnement ou parlez à vos ennemis, cela peut régler ces « crises » (le nom des phases de baston) de manière pacifique.
(3) Sauf si ce jeu s’appelle The Binding of Isaac – Rebirth, évidemment.
Points forts :
- Sa narration et son écriture de manière globale.
- La zone de départ, immense, remplie de quêtes passionnantes.
- La liberté totale laissée au joueur pour terminer les objectifs.
- Les personnages secondaires, tous attachants et bien écrits (on peut recruter une gamine de 10 ans !).
Points faibles :
- Son système de combat foiré.
- Des bugs par-ci, par-là.
- Versions consoles opportunistes et sans intérêt (interface pas adaptée aux pads).
La Note : 16/20
La Note : 16/20
Éditeur : Techland
Développeur : InXile Entertainment
Genre : Jeu de rôle littéraire
Supports : PC, XboxOne, PS4 (versions consoles à éviter absolument)
Date de sortie : 26 janvier 2016 (Early Access), 28 février 2017