Interview : Emile Denis, illustrateur
Pour l’entretien du jour, c’est un artiste illustrateur touchant évidemment au monde du jeu vidéo, mais pas uniquement (jeux de cartes, de plateau, couvertures de magazines… ) que nous sommes allés interviewer : Emile Denis. A cette occasion, nous nous en sommes chargés à deux, car travail à deux, travail sérieux !
Inod : Salut Emile, interview un peu particulière puisque nous serons deux sur toi, quel chanceux ! Mais tout d’abord peux-tu te présenter, en nous évoquant, dans les grandes lignes ce que tu fais ?
Emile Denis : Bonjour ! Tout d’abord merci beaucoup pour cette interview ! Alors je m’appelle donc Emile Denis, et je suis illustrateur freelance. Je travaille principalement pour des maisons d’éditions (couvertures de romans, jeux de cartes, jeux de plateau, magazines…) et également pour quelques boites de jeux vidéo (recherches de personnages, décors, props…). Par défaut, j’illustre surtout dans le milieu du fantastique, des univers imaginaires et dans un style plutôt réaliste.
Inod : Et désormais nous parler de ton parcours pour en arriver jusqu’ici ?
Je dessine depuis que je suis tout petit, après avoir eu mon Bac L avec option arts plastiques, j’ai intégré l’école Emile Cohl à Lyon et j’en suis sorti diplômé 4 ans plus tard. J’ai passé une année à me construire petit à petit un réseau, puis il y a 3 ans, je suis monté sur Paris pour travailler sur R.A.W. (feu Wizarbox) en tant que concept-artist. Depuis je continue mon job de freelance et je dois dire que ça marche plutôt bien.
Inod : Tu viens de l’évoquer, on a pu voir ta patte dans le jeu vidéo, en l’occurrence en tant que concept artist de R.A.W. (Realm of Ancient War) sorti il y a un petit moment, ainsi que sur Legend of Grimrock 2, qui lui n’est pas encore disponible. Peux-tu nous expliquer comment s’est déroulé ton travail sur ces deux jeux ?
Concernant R.A.W., c’était assez simple, je me chargeais de tout ce qui était recherche de persos, de décors et de props. Je suivais un planning créé en fonction des besoins des modeleurs 3D et des animateurs, mais des choses pouvaient bouger d’un jour à l’autre si certains éléments étaient finalement annulés. Je passais en moyenne une journée maximum sur un élément que j’envoyais directement aux modeleurs 3D, puis je passais au concept suivant. J’avais également commencé à travailler sur la suite de R.A.W., il y a environ 2 ans, mais le projet a finalement été annulé.
Pour Legend of Grimrock 2, je me suis chargé uniquement des avatars, j’ai travaillé à distance avec l’équipe (située en Finlande) et j’ai réalisé 48 portraits. J’ai eu tous les briefs d’un coup, donc ce fût à moi d’organiser mon propre planning pour envoyer toutes les illustrations à temps !
Inod : Et sinon entre toi et moi : quand sort Legend of Grimrock 2 ? Il est récemment passé en Alpha, d’ici à ce qu’il devienne disponible tu auras honte de tes concept arts, tu auras envie de les refaire, comme quasi tout artiste revoyant son travail passé.
C’est une très bonne question. Je n’en sais malheureusement pas plus que vous, je pensais justement que l’on aurait un peu plus de nouvelles suite à l’E3 (et même si j’avais eu quelques infos, je crois que je me serais fait taper sur les doigts pour vous les avoir dites héhé !). Et effectivement, comme l’on évolue constamment dans ce milieu, c’est toujours un peu frustrant de voir un travail datant d’une ou deux années être révélé tardivement. Pendant cette période, on a pris du recul, du «level» et l’on voit ses illustrations avec un œil beaucoup plus critique.
Inod : Finalement cela fait peu de jeux vidéo. Chercheras-tu à explorer davantage ce domaine à l’avenir ou peut-être as-tu toujours essayé, mais l’on ne te propose pas grand-chose d’intéressant ?
En fait j’aime bien alterner, c’est-à-dire, travailler dans une boite pour retrouver un esprit d’équipe, un rythme et me re-sociabiliser. Et j’aime également travailler sur des projets un peu différents, des livres, des jeux de plateau. Etant un grand fan de jeu vidéo et suite à ma première expérience chez Wizarbox qui était vraiment top, mon but était vraiment d’intégrer une boite de jeu, mais les choses se sont déroulées différemment depuis deux ans : j’ai eu beaucoup de commandes en freelance qui m’ont pris beaucoup de temps, beaucoup de boites de jeux vidéo ont fermé (notamment Wizarbox) et mon style assez réaliste et très ciblé «fantasy» ne correspond pas forcément à tous les projets (d’autant que j’ai encore pas mal de choses à corriger et à affiner en ce qui concerne mes compétences). Mais cela ne m’a pas empêché de continuer à travailler dans le secteur (en freelance), notamment pour Legend of Grimrock et également pour Drakerz (un jeu de cartes en réalité augmentée).
Enguy : Quand on voit tes créations, on sent que l’heroic fantasy t’attires car, même les super héros que tu dessines semblent sortir de cet univers (Batgirl).
Pur hasard ou réelle passion pour l’heroic fantasy/le fantastique, les ambiances mystiques ?
Exact, même sur des illustrations personnelles, notamment celle de Batgirl, j’ai toujours tendance à rajouter des éléments un peu fantastiques. Je pense que c’est un réflexe, je me nourris constamment de cet univers que j’ai toujours aimé, que ce soit par le biais des jeux vidéo (RPG, aventure… ) de séries, de films et également de beaucoup d’artbooks. On pourrait penser depuis plusieurs années que le thème est un peu saturé dans le milieu de l’illustration, mais en fait je trouve qu’il ne s’est jamais aussi bien porté.
Enguy : As-tu des influences particulières pour l’heroic fantasy ?
Tout à fait, il y a plusieurs artistes, des «maîtres» du concept-art ou de l’illustration qui m’inspirent beaucoup, je citerais Craig Mullins, Kekai Kotaki, Tyler Jacobson, Maciej Kuciara, Anthony Jones, Ryan Meinerding, Jason Chan… la liste est longue !
Pour les autres influences, et pour rester dans le thème du jeu vidéo, je citerais Final Fantasy, Silent Hill, Guild Wars, Dragon Age, Baldur’s Gate…
Enguy : Quelle est, pour toi, la plus grande difficulté quand on passe d’illustrations pour des jeux de cartes, à des concept art de jeux vidéo ?
Je ne vais pas généraliser puisque je n’ai pas une grande expérience dans le secteur mais en fait, la différence n’est pas énorme, je dirais même pour ma part, qu’il est un peu plus difficile de passer du jeu vidéo à l’illustration, ces dernières devant être beaucoup plus «finalisées» (là où les recherches pour le jeu vidéo peuvent tout à fait n’être que des croquis), la réactivité est aussi un peu plus lente (alors que les retours se font quasi-instantanément quand on travaille en équipe). Je pense que la plus grande difficulté doit justement venir de ce dernier point, il y a un rythme à tenir, ça ne m’a pas gêné lorsque j’ai travaillé sur R.A.W., mais je pense que lors des périodes de rush, il faut savoir être extrêmement réactif et fournir des concepts efficaces.
Enguy : Tu sembles travailler beaucoup sur les expressions des personnages, au détriment du reste ?
C’est justement un de mes problèmes qu’il faut que je continue à travailler, j’ai toujours eu tendance à travailler d’abord les détails puis le reste. Mes profs me disaient toujours de commencer du «général» pour aller au «particulier». Comme j’adore les portraits, j’ai le réflexe de me jeter dessus en premier au lieu de réfléchir calmement à la composition globale. C’est un aspect que j’essaie justement de corriger plus sérieusement depuis quelques mois, notamment pour des couvertures de magazines, où là, je n’ai pas trop le droit à l’erreur.
Enguy : Du point de vue artistique, les zombies constituent des créatures intéressantes ? Quelles sont les possibilités d’évolution ?
J’ai rarement eu l’occasion de dessiner des zombies, mais cette question est intéressante, car il y a plusieurs mois, j’ai justement du réaliser un set de 4 cartes pour une maison d’édition japonaise avec pour personnage principal un zombie. Le but était de le faire évoluer au fur et à mesure. Il s’agit d’une créature intéressante justement par le côté déformé et dégénérescent du corps humain, on peut se permettre des libertés et jouer avec la peau, les muscles, la démarche. On peut aller vraiment très loin, j’avais justement choisi de le faire évoluer en lui rajoutant des protubérances, des tentacules et deux «bonbonnes» organiques remplie de poisons et incrustées dans son dos.
Enguy : Les nouvelles technologies (impressions 3D, écran 3D souples… ) vont-elles changer le métier de graphiste/dessinateur ? T’inspirent-elles ?
Il y a encore 4 ans, je ne dessinais quasiment pas d’illustrations numériques, j’avais encore mes pinceaux et mes crayons, mais il devenait nécessaire de me mettre à niveau compte tenu de mon désir de travailler dans le secteur du jeu vidéo ! J’avais déjà une tablette et la transition du «traditionnel» au «digital» s’opéra en plusieurs mois. Il y a un an, et après avoir bien économisé, j’ai acheté une Cintiq 22Hd, et je vois nettement la différence concernant la rapidité et le confort de travail. Je prends toujours un peu le temps avant d’opter pour du matériel un peu plus moderne, histoire d’être sûr que ces nouvelles technologies sont vraiment efficaces et pas juste «gadgets».
Concernant les impressions 3D et les écrans souples, c’est intéressant, mais je doute que cela change radicalement le métier, et ce, surtout pour une question de prix ! Le métier d’illustrateur n’est pas une sinécure sur ce point, et cela n’est pas prêt de s’arranger d’ici les prochaines années. Et quand bien même, cela serait abordable, je pense que les nouvelles technologies destinées aux graphistes ne révolutionnent pas le rendu final, elles apportent juste un confort et une manière de travailler plus agréable, l’écran souple par exemple, combine à la fois les avantages du coté papier (légèreté) et numérique («ctrl-z»), à chacun de savoir ce qui lui convient le mieux pour travailler dans de meilleures conditions.
Enguy : En tant qu’artiste, la conception d’une figurine est-elle un défi ?
C’est compliqué dans le sens où cela demande une bonne connaissance en anatomie. Il s’agit de représenter un personnage, par exemple, sous différents angles de vue (comme un model-sheet en animation). Il faut donc arriver à visualiser ce personnage en 3D et retranscrire cela en 2D. Jusqu’à présent j’ai surtout réalisé de simples croquis, notamment pour des jeux de plateau, et la difficulté était surtout de dessiner tout en anticipant ce qu’il serait possible de réaliser ou non une fois que la figurine serait prête à être sculptée (des éléments trop fins, des détails trop petits, etc… ).
Enguy : Des envies, projets, rêves qui te tiennent à cœur et que tu n’as pas encore concrétisés ?
Je me suis mis à mon compte il y a seulement 4 ans, et j’ai eu la chance de pouvoir travailler sur des projets très variés, cependant je dirais que le milieu du cinéma ou des séries (oui rien que ça) m’attire beaucoup, notamment au niveau du travail de concept art qui est assez similaire à celui du jeu vidéo !
Inod : Actuellement, as-tu des projets en cours que tu n’as pas le droit de révéler mais que tu vas tout de même me confier et / ou d’autres à l’esprit, sur lesquels tu comptes te pencher prochainement ?
J’ai terminé il y a peu la nouvelle extension (Titans) pour le jeu de plateau Cyclades aux éditions Matagot, et je travaille actuellement à la fois sur une autre extension du jeu Kemet sorti chez le même éditeur et sur une couverture pour le magazine américain Kobold Quarterly !
Inod : On a pu constater que tu bossais pour des éditeurs de jeux vidéo, de jeux de cartes, de plateau… Mais réponds-tu également à des demandes de particuliers ? Par exemple, si je te commande un concept art de ma rédactrice en chef, afin qu’il serve pour la réalisation d’une figurine à son effigie, c’est possible ?
En fait c’est un peu délicat, quand j’ai commencé mon activité et que je n’avais aucun contact, j’ai un peu accepté tout ce qui se présentait devant moi, les boulots payés au rabais, les « projets » en cours de développement où l’on est payé seulement si celui-ci sort et est rentable, et quelques commandes pour des particuliers. Attention, je ne dis pas cela d’un air aigri en mettant tout dans le même panier, mais par défaut, et étant donné la situation compliquée des artistes-auteurs en France (pas qu’en France d’ailleurs), je privilégie toujours les commandes venant de maisons d’édition (ou d’autres boites) ou les projets un peu plus « professionnels ». Il y a un côté rassurant et une marge de négociation (financière j’entends) plus facile à réaliser de ce côté là. Néanmoins, lorsque j’ai du temps entre deux commandes ou que je suis en vacances, j’accepte très souvent de réaliser une petite illu’ pour des amis ou une occasion spéciale. Pour répondre donc à ta question, oui, c’est tout à fait possible héhé !
Inod : Merci Emile pour cet entretien, souhaites-tu ajouter quelque chose à propos de tes activités et / ou un message pour les lectrices et lecteurs de Gamingway ?
Merci à vous ! Je dirais que pour les lectrices et les lecteurs qui s’intéressent ou qui souhaiteraient éventuellement travailler dans ce milieu, d’aller jeter un œil aux artistes que j’ai cité plus haut, de continuer à jouer, à se nourrir de ces univers et de ces fantastiques médias qui sont une source d’inspiration énorme !
Interview réalisée par Enguy et Inod – juillet 2014 (par e-mail)
Portfolio d’Emile Denis