Test : The Witness (PC)
Pourquoi faire une critique de The Witness maintenant, près de 3 mois après sa sortie (1) ? Déjà, c’est plus ou moins le temps qu’il m’a fallu pour boucler le nouveau jeu de Jonathan Blow (Braid) et de son studio créé pour l’occasion, Thekla, Inc., fait, sans quoi, je ne souhaitais pas donner mon avis sur le titre.
Ensuite, parce que ce jeu d’aventure singulier est tellement clivant qu’il vaut mieux l’aborder une fois la hype ainsi que la hate retombées, afin d’en rendre une critique la plus juste et mesurée possible.
Et donc, sans plus attendre, voici mon avis pondéré et objectif sur The Witness : C’EST DE LA MÉGA BOMBE BÉBÉ GOTY 2016 IZI.
Voilà, c’est plus ou moins où je me suis arrêté dans la rédaction de cet article, il y a maintenant un mois. Depuis, je bloque, je bute, je m’acharne, soit précisément tout ce que The Witness nous incite à ne PAS faire.
Et, suivant les préceptes enseignés par le jeu (vous verrez plus loin), j’ai lâché l’affaire, je suis passé à autre chose. J’ai lutté pour boucler Dark Souls 3 (je vous en reparle bientôt), j’ai repris la lecture de plusieurs bouquins laissés de côté, j’ai joué à d’infâmes free to play sur mobiles, bref, je me suis occupé à toute autre chose que cet article sur The Witness. Cependant, ne pouvant pas me résoudre à ne pas écrire sur ce monument ludique, j’ai finalement repris la plume.
Île, grilles et ruines
Oui, le jeu de Thekla est aride, austère (voire répulsif) dans son approche du puzzle-game : pas de tutoriel, pas de texte expliquant les mécaniques de jeu, il n’y a même pas de menu ou de HUD une fois la partie lancée. Vous êtes perdu sur cette île, face à pas loin de 600 puzzles (!), armé de votre seul intellect et sens de l’observation, comme les proverbiaux bite et couteau.
L’île, parlons-en justement. C’est le personnage principal de cette histoire presque sans mots, une grande partie de la « narration » se faisant à travers l’exploration et l’observation minutieuse des détails qui la composent. Un rocher en forme de tortue par-ci, un reflet créant une immense statue par-là, chaque élément constitutif de l’archipel a été pensé, pesé, posé avec la maniaquerie d’un obsessionnel compulsif. Il n’y a rien qui ne soit pas signifiant, qui ne cache pas un mystère (rarement avec une solution limpide) en lien avec les origines de cette île, si évidemment artificielle. Jon Blow et son équipe ont créé un petit monde ouvert où absolument tout, du moindre caillou aux bâtiments en ruines du village central, a un sens. Un sens qui demeurera caché et hors d’atteinte pour le joueur peu impliqué, évidemment : on peut ainsi le rapprocher d’un Dark Souls, où la profondeur et la densité de son univers ne se révèlent qu’en fouillant les entrailles du jeu, des descriptions d’objets aux zones secrètes, en passant par les quelques dialogues aussi abscons que lapidaires.
Dans The Witness, cependant, pas de descriptions d’objets ni de dialogues (il recèle, cela dit, d’un lot conséquent de zones secrètes) mais des audio-logs et des vidéos provenant de sources très hétérogènes : des citations d’Einstein côtoient celles du Dalaï-Lama, ainsi que d’obscurs poètes du XVème siècle ; un extrait de Nostlaghia de Tarkovski, ainsi qu’un séminaire de bien-être via le « lâcher prise » peuvent être regardés dans un cinéma souterrain… Tout cet agrégat de citations compose autant un kaléidoscope de la personnalité de Blow et des ses influences créatives qu’un message qu’il cherche à transmettre par le jeu : arrogance ampoulée pour certains, génie pour d’autres (dont je fais partie), ce corpus peut paraître académique ou hors de propos, mais une fois la seconde fin du jeu atteinte, il prend un sens inédit et bouleversant sur les questions de création, de rapport à son environnement (voir plus bas, dans la zone de spoilers majeurs).
Île-logique
La grande force du jeu est de réussir à nous faire assimiler des concepts (parfois complexes), sans le moindre mot d’explication : comment résoudre telle série de puzzles ? quelle est la logique se cachant derrière un mécanisme étrange ?… Et c’est uniquement via des « terminaux » tous identiques – une grille colorée sur laquelle il faut tracer une ligne d’un point de départ à une arrivée – que l’on va comprendre une myriades de règles différentes. Ici, il s’agira de passer par certains points de la grille, là, il faudra isoler ou rassembler des cases marquées d’une couleur. Jusqu’à culminer dans une séquence épique (et optionnelle) qui les rassemble toutes, avec cette fois une limite de temps pour venir à bout de tous les puzzles de la série. Ces puzzles, des cheminements dans des labyrinthes, apparaissent alors comme une métaphore habile de la réflexion, avec ses tâtonnements, ses blocages avant l’accession à une solution qui dès lors paraît évidente. Ainsi qu’au parcours du joueur sur cette île, un discours méta qui n’a rien d’accidentel (voir les spoilers).
Ouverte à l’exploration du joueur dès les premiers instants, l’île rassemble plusieurs zones complètement hétérogènes en essence, mais qui se trouvent unies par l’excellente direction artistique lo-poly (mais dont se dégage un réalisme saisissant, grâce au travail sur les lumières et les couleurs) : on commence avec un château en ruine puis, au gré de nos envies (et de nos trouvailles), on traversera une carrière de marbre blanc, une forêt tropicale, des containers servant de serres pour des plantes colorées, etc. Chaque « zone » contient son lot d’énigmes avec leurs règles propres, souvent en lien avec le lieu traversé : dans la forêt, ce sont des puzzles « sonores » avec des cris d’oiseaux, dans une autre, c’est l’ombrage des arbres qui dessinent les chemins à suivre…
Certaines zones, comme le village, rassemblent plusieurs règles, faisant naître un parcours logique dans l’exploration de l’île, tout en restant à la discrétion du joueur, puisque plusieurs zones restent accessibles au même moment. Ainsi, pour résoudre une série de puzzles, il faudra avoir trouvé l’endroit de l’île qui constitue en un tutoriel pour la règle en question (chaque règle possède sa « zone-tuto »), avant de pouvoir résoudre une série contenant cette règle combinée à d’autres.
We have to go back !
Cette ouverture de l’environnement et ce, dès les premiers instants, résout magistralement la problématique de l’austérité : en permettant au joueur de passer librement à un autre « niveau » lorsqu’il se trouve bloqué par une énigme, The Witness compense l’absence de système d’indices et coupe tout sentiment de frustration. Tout le génie du jeu est d’arriver à nous faire passer d’un état « c’est pas possible/il manque un truc/il y a un bug » à « EURÊKA JE SUIS LE PLUS INTELLIGENT DU MONDE », en grande partie grâce à cette structure en open world, où la solution d’une énigme nous vient généralement en en résolvant une autre (souvent sans aucun lien entre elles), révélant du même coup le fonctionnement en « tâche de fond » de certaines parties de notre cerveau.
L’île fait également partie de ces open worlds où il fait bon baguenauder, juste pour le plaisir des yeux et des oreilles : les panoramas enchanteurs qu’elle offre sont parmi les plus beaux qu’il m’ait été donné de voir de mémoire récente. Une mangrove aux arbres arachnéens qu’on explorera depuis le sol ainsi que la cime, un désert et une carrière de marbre écrasés par le soleil, une falaise volcanique aux roches hexagonales, le calme reposant du temple zen, l’inquiétante étrangeté du château peuplé de statues d’hommes et de femmes issus de diverses époques… Autant de « moments » marquants qui résonnent en notre for intérieur, même longtemps après avoir terminé le jeu.
Cela fait plusieurs mois que je l’ai bouclé et je me surprends à repenser régulièrement à tel ou tel endroit de l’île, que je connais désormais comme ma poche. Cette sensation de maîtriser la géographie de ce lieu étrange et alambiqué (certaines zones sont vraiment bien cachées), associée au sentiment d’accomplissement d’avoir résolu toutes ces énigmes sans le moindre indice in game fait partie de ces expériences qui marque au fer rouge une vie de joueur et à côté de laquelle il serait dommage de passer – à l’instar Dark Souls, une fois encore.
ATTENTION, VOUS ENTREZ EN ZONE DE SPOILERS MAJEURS
L’île est une vue de l’esprit, littéralement. Elle n’est qu’un agrégat d’influences, de références soigneusement choisies et digérées, dans l’unique but de délivrer un message, bien que cryptique (et crypté), sur la création artistique. Un construct minutieux et maniaque né de l’esprit de Blow, autant qu’une plongée littérale dans son esprit : c’est ce qu’évoque la deuxième fin du jeu, nettement plus satisfaisante que la première (qui nous ramène au point de départ et réinitialise tous les puzzles de l’île) où l’on découvre, au cours d’une vidéo en vue subjective, un homme équipé de capteurs neuronaux se réveiller d’un long sommeil à l’intérieur du studio Thekla – intérieur que l’on aperçoit dans la zone finale du jeu, fragmenté et distordu dans ce qui évoque tour à tour une prison, un hall d’aéroport ou un hôtel de luxe. L’île n’est donc qu’un rêve, celui de Blow, un rêve conscient où il maîtrise chaque élément (comme dans Inception) mais un rêve généreusement partagé avec tous les joueurs : une telle aubaine, ça ne se manque pas !
Dans ce retour à la réalité, on retrouve alors tous les éléments constitutifs des puzzles et des décors traversés, jusqu’aux symboles cachés partout sur l’île – les « puzzles » liés aux monolithes noirs – on les retrouve cette fois dans des objets du quotidien, en apparence anodins : c’est là que réside tout le propos du jeu, qui nous incite à constamment regarder les choses sous un angle différent, à nous émerveiller de petites choses, à refuser la « blasitude » du banal qui recèle généralement de merveilleuses trouvailles. Un discours positif, galvanisant, que certains esprits chagrins ont qualifié de niais voire « sectaire » (les mêmes qui considèrent Blow comme un égocentrique arrogant),et qui détonne avec le pessimisme et la pesanteur du propos de Braid.
Dernière précision : j’ai volontairement exclu de ma critique toute référence à ces symboles ainsi qu’aux monolithes, car ils me semblent être l’une des surprises qu’il faut absolument préserver aux nouveaux joueurs : la façon dont le jeu (se) joue (de) avec notre perception pour planquer ces symboles sans jamais nous le dire est une nouvelle preuve du génie de Blow, ainsi que de la confiance qu’il accorde au joueur autant que celle qu’il a de ses capacités de game designer/prestidigitateur. En ce sens, The Witness est une leçon de game design pour tous les aspirants développeurs.
VOUS SORTEZ DE LA ZONE DE SPOILERS MAJEURS, MERCI DE VOTRE VISITE ET À BIENTÔT.
Sans doute trop radical pour plaire au plus grand nombre, The Witness n’en est pas moins le chef d’œuvre vidéoludique attendu, que tout le monde se doit d’essayer au moins une fois. Ne serait-ce que pour sa fabuleuse ambiance, le décor tour à tour enchanteur et inquiétant de cette île peuplée de statues étranges, ou l’incroyable sentiment d’accomplissement quand on vient finalement à bout d’une énigme dont la logique nous échappait jusqu’alors. The Witness est un immense jeu vidéo, de ceux qui n’arrivent qu’une fois par décennie et mon Game of the Year pour 2016, pas moins (et probablement pour la décennie à venir).
Go-Ichi
(1) Au moment où j’ai commencé à écrire cet article, t’as cru qu’un article comme ça s’écrivait en deux jours, coco ?
Points forts :
– L’intelligence des énigmes (et sa façon de nous faire comprendre des concepts sans le moindre mot).
– L’île, magnifique monde ouvert, fourmillant de détails.
– Le sound-design fabuleux qui donne vie à ce monde figé.
– La quantité astronomique de puzzles.
Points faibles :
– Une aridité et une radicalité qui ne plairont pas à tout le monde.
La Note : 20/20
La Note : 20/20
Développeur/Éditeur : Thekla, Inc.
Genre : Unique (mais sinon : Jeu d’aventure/Myst-like)
Support : PC (Windows)
Date de sortie : 26 janvier 2016
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