Dossier : Syberia 10 ans plus tard
Syberia, c’est deux jeux d’aventures à l’ancienne – comprendre point’n click – sortis au début des années 2000 sur PC (2002 pour le premier, 2004 pour le second), et ayant connus un succès commercial et critique au point de devenir des classiques du genre. Et alors que la date de sortie d’un troisième volet des aventures de Kate Walker s’approche, Microïds en profite pour ressortir les deux premiers épisodes sur les plateformes Android. Une bonne occasion pour nous de vous proposer un dossier sur cette série qui a marquée le début des années 2000.
Pourquoi un tel succès à l’époque ? Et, 10 ans plus tard, l’enthousiasme face à cette aventure est-il toujours justifié ? Une grande question à laquelle nous allons tenter de répondre en explorant plusieurs aspects caractéristiques de Syberia. Attention, pour ceux n’y ayant jamais joué, il ne s’agit pas d’un test mais plus d’une analyse des deux premiers jeux, et si vous ne trouverez pas d’aides de jeux ici, quelques « spoils » se cachent dans le texte.
Le gameplay
Paradoxalement, l’aspect le moins intéressant du jeu est probablement son gameplay. Syberia est un pur point’n click à la troisième personne, qui respecte religieusement tous les principes imposés par ce genre. Tout se passe à la souris (en tout cas sur la version PC, d’autres versions sorties par la suite sur console permettant un contrôle un peu différent à la manette), et il « suffit » de cliquer à différents endroit des décors fixes pour déplacer votre personnage et interagir avec les objets qui vous entourent. Il est aussi possible de discuter avec certains personnages grâce à un système de dialogues prédéfinis.
Un jeu d’aventure pur jus donc, pas besoin de s’étendre sur les principes. En revanche, si les mécanismes sont bien connus, il est intéressant de noter que leurs implantations dans Syberia n’est pas un exemple du genre et que réinsérer aujourd’hui les vieux CD-ROM dans sa machine pour plonger dans l’aventure, s’avère douloureux. Tout est extrêmement rigide, que ce soit l’enchaînement des actions qui doit se faire dans un ordre très précis et parfois contre-intuitif pour permettre la progression, ou le système de dialogues confus générateur de frustrations et qui résiste mal aux comportements parfois imprévisible du joueur. Sans parler des déplacements de l’héroïne plutôt lents et qui, en raison de l’animation du personnage, doit en plus marquer un temps d’arrêt à chaque fois qu’elle rencontre un escalier ! Heureusement Syberia II améliore en partie ces aspects par rapport au premier épisode, mais le tout parait quand même bien archaïque.
Ces reproches sont fréquents pour les jeux du genre, encore aujourd’hui, il n’y a donc rien de surprenant à ce que Syberia emprunte les même travers. D’autant plus que, sur ce point, le poids des âges se fait sentir et la comparaison est parfois cruelle avec des productions plus récentes qui arrivent à dynamiser et fluidifier le concept. Soyons clair : déjà il y a 10 ans, Syberia ne révolutionnait pas, ni même n’innovait, dans le domaine du gameplay. La recette du point’n click est appliquée efficacement, mais sans brio. La raison de son succès doit se chercher ailleurs.
C’est l’aaaaventura
Les scénarios des deux Syberia sont indissociables l’un de l’autre puisqu’ils retracent chacun une étape du voyage de l’avocate Kate Walker. En plus de raconter une traversée de l’Europe de l’Est, c’est aussi l’occasion de suivre l’héroïne dans une sorte de voyage initiatique moderne et d’aborder par la même occasion tout un tas de thèmes.
Le premier volet de ce diptyque se concentre sur la recherche de l’héritier Hans Voralberg. Kate Walker est une jeune avocate New Yorkaise promise à un brillant avenir. Elle est désignée par son cabinet pour se rendre dans un petit village de France et valider l’acte de vente d’une usine d’automates pour le compte d’un de ses clients. Sans grand enthousiasme, et espérant réaliser sa mission le plus vite possible, elle s’éloigne de sa routine et s’envole pour Valadilène dans les Alpes. Bien sûr, les choses ne se déroulent pas comme prévues sur place : la propriétaire de l’usine décède avant l’arrivée de l’avocate, et le notaire apprend à Kate que le dernier héritier de la famille, du nom de Hans Voralberg, est encore vivant et probablement en Sybérie. Le séjour de Kate Walker va donc être plus long que prévu, et ne s’achèvera qu’une fois la trace de cet héritier retrouvée !
Nous prenons donc dès le début du jeu le contrôle de cette jeune avocate, belle et dynamique, mais peu sympathique au premier abord. Elle semble en effet peu satisfaite de devoir séjourner dans un petit village de montagnes français, bien éloigné de son New York natal. Il faut dire que l’ambiance n’est pas des plus enjouée. Si Valadilène était jadis le fleuron des automates dont l’usine de la ville faisait vivre la plupart des familles de la région, cette technologie est aujourd’hui dépassée et l’entreprise qui les fabriquait mal au point. Valadilène n’est plus que l’ombre d’elle-même et ça se ressent dans l’atmosphère du jeu : les rues sont calmes, les habitants vieillissants, le notaire de la ville malade, l’hôtel vide. De manière générale, tous les lieux que vous aurez l’occasion de visiter dans Syberia sont les vestiges d’une époque passée, et témoignent avec leurs habitants d’évènements historiques comme la désindustrialisation, la conquête spatiale et la fin du bloc soviétique.
Empreint d’une grande nostalgie, ce monde en pleine déchéance va se confronter à la modernité et la superficialité de celui de Kate Walker. L’avocate emporte en effet avec elle son téléphone portable qui lui permet de rester en contact avec son patron, son compagnon, une amie et sa mère. Si ces personnages ne jouent pas un rôle direct dans le jeu, ce procédé permet d’intégrer subtilement une critique de la société moderne. Dans ses appels, le patron méprise le passé glorieux des constructeurs d’automates au profit de son client, le compagnon de Kate souhaite de son côté vivement le retour de « sa chose » pour faire bonne impression lors d’une soirée mondaine. De même, lorsque son amie n’a que les mots « shopping » et « soldes » à la bouche, la mère de Kate surenchérit en se félicitant de fréquenter la haute société grâce à ses conquêtes amoureuses.
Si ces interventions téléphoniques sont parfois très stéréotypées, elles ne laissent pas indifférents ni Kate, ni le joueur. Pour la première, ce sont ces discussions qui vont petit à petit faire se questionner l’avocate sur le sens de son mode de vie et de ses relations. Comment se soucier de sa petite routine New Yorkaise alors qu’elle se retrouve confrontée à des personnages touchants, souvent abimés par le temps qui passe, et qui assistent impuissants à la fin de leur monde ? C’est ce même questionnement, on imagine, que les créateurs du jeu cherchent à transmettre au joueur qui sera à la fois spectateur de la transformation de Kate Walker, mais aussi interpellé directement dans son propre mode de vie par le mépris et l’incompréhension qui se dégage de ces séquences. A ce moment, il est d’ailleurs intéressant de noter le choix fait par Benoit Sokal d’utiliser une vue à la troisième personne (contrairement à son précédent jeu, l’Amerzone, qui était en vue à la première personne à la façon des Myst). Ce point de vue, et donc la présence du personnage Kate Walker avec une personnalité bien définie, permet en effet au récit d’avoir cette profondeur et de guider les réflexions du joueur. Il pourra s’identifier ou non à l’héroïne, mais devra de toute façon assister à son évolution au fil de l’aventure.
L’aboutissement de ce questionnement intervient à la fin du premier volet, lorsque Kate retrouve finalement Hans Voralberg. Alors que cette rencontre est attendue tout au long du jeu, elle prend ici une forme très particulière. Pas de cinématique, Hans nous attend tranquillement assis sur un banc. Celui que l’on a décrit pendant toute l’aventure comme un génie de la mécanique apparaît ici comme très âgé, malade et n’ayant plus toute sa tête, disparaissant en même temps que ce monde auquel il appartient. Celui-ci n’a que faire de l’usine et signe sans même les lire les documents de vente. Une seule chose l’intéresse, aller au bout de son rêve et partir à la découverte de l’île légendaire Syberia qui abrite les derniers mammouths. L’acte de vente signé en main, Kate peut alors retourner à sa vie d’avant. Mais la détermination de ce petit homme, qu’elle a poursuivi pendant si longtemps, achève de la convaincre de la vanité de sa tâche, et in extremis, Kate décide d’aider Hans et saute dans le train de l’aventure.
Dans la deuxième partie du voyage qui nous est raconté dans Syberia II, Kate a compris l’importance d’avoir un but dans la vie. Bien que les membres de son ancienne vie essaient encore de la ramener à la raison, ces-derniers abandonnent finalement tout espoir de la revoir comme le montre la dernière réplique de Mr Manson, le patron de Kate, qui lance un « adieu Kate Walker » désespéré. Il est d’ailleurs intéressant de noter qu’aussi bien pour Kate que pour Hans, les personnes de leur entourage n’arrivent pas à comprendre leur démarche au point de les considérer comme des fous. C’est le cas de tous les contacts de Kate Walker tout au long de son voyage, mais c’est aussi celui du père de Hans qui préfère se persuader que son fil est malade plutôt que d’accepter que celui-ci suive une voie différente. Évidemment, il n’en est rien et Kate comprends au fur et à mesure à quel point toute la vie de Hans n’a eu de sens que pour réaliser ce rêve et à quel point celui-ci a préparé son voyage avec génie. Ce n’est certes pas l’œuvre d’un fou.
La patte de Canardo
Développé à Montréal par les équipes de Microïds, c’est pourtant d’abord en Belgique que va naître Kate Walker et l’aventure de Syberia. Tout comme pour le jeu l’Amerzone, l’histoire de Syberia sort du cerveau de Benoit Sokal, célèbre auteur de BD belge. C’est lui qui a en effet rédigé le scénario du jeu, dessiné les esquisses des décors, et supervisé de très prêt l’ensemble du développement. Si le principe de la collaboration d’un réalisateur venant d’un autre media pour créer un jeu vidéo n’a rien de surprenant, le phénomène n’en reste pas moins assez atypique et rare, même encore aujourd’hui. La faible recherche au niveau du gameplay est d’ailleurs probablement due à l’absence d’un véritable « Game Designer ».
Benoit Sokal est principalement connu dans le monde de la bande dessinée pour sa série de L’inspecteur Canardo. Peu de chose en commun entre Syberia et son personnage anthropomorphe à première vue, et pourtant la patte du dessinateur se fait sentir. La critique de la société moderne est en effet un thème qu’explore très souvent Benoit Sokal. Quand dans Syberia cela prend la forme d’un conte onirique, dans Inspecteur Canardo c’est en suivant un canard désabusé, dans un univers où tous les travers de notre société sont poussés à la caricature et où le cynisme est omniprésent.
Sur Syberia, le travail visuel de Benoit Sokal – et de l’équipe de Microïds bien sûr – est remarquable. L’un des souhaits du créateur dans le jeu était de retracer la vie de Hans Voralberg à travers toute l’Europe de l’est, et en même temps être le témoin de plusieurs époques de l’histoire. Pour cela, il a fallu tenir compte de bon nombre de styles architecturaux et d’ambiances différentes pour rendre crédible ce voyage. La qualité des graphismes du jeu a d’ailleurs été largement saluée lors de sa sortie tant tous les environnements et les cinématiques étaient magnifiques. Les années passant, Syberia est aujourd’hui bien loin des standards actuels, mais la magie fonctionne toujours sur ce point.
Le dernier aspect sur lequel Benoit Sokal a eu des exigences est l’ambiance sonore et notamment la musique. Là encore, c’est une véritable réussite. Chaque musique, qui pourtant se fait plutôt discrète pendant les phases de jeux, arrive à parachever l’immersion dans cette Europe de l’est vieillissante. Pleines de nostalgie, ces airs rendent hommages aux musiques russes et tziganes, à l’image de l’interprétation de la chanson traditionnelle « Les Yeux noirs » qui a été utilisée.
Conclusion
Malgré ses problèmes de jouabilité, Syberia a probablement été une œuvre importante pour le monde du jeu vidéo à au moins deux titres. D’abord, ayant connu un succès commercial très important, il a participé à démontrer que le genre du point’n click restait un extraordinaire moyen de raconter des histoires, et qu’à une époque où il peut paraître désuet, il est encore loin de subir le même sort que les automates de Valadilène. Ensuite, car en impliquant Benoit Sokal dans la réalisation et en faisant bouger le curseur vers une histoire et un scénario riche, Syberia fait partie de ces jeux qui démontre que le jeu vidéo peut proposer des œuvres matures.
Finalement, Syberia est un superbe conte. D’un côté nous suivons la concrétisation du rêve d’Hans Voralberg dans sa découverte des mammouths, de l’autre l’apprentissage de la vie de Kate Walker. L’absence d’épilogue clair à cette aventure laisse le joueur avec ses propres réflexions et permet à chacun de se construire sa propre morale. Que va devenir Kate ? Va-t-elle retrouver sa vie d’avant ? Chacun conclura à sa façon. A ce sujet, on peut d’ailleurs s’interroger sur la pertinence de sortir un Syberia III, 10 ans plus tard. Si retrouver Kate Walker est une idée plaisante, l’histoire telle quelle se terminait n’appelait pas nécessairement de suite. Parfois, il est préférable de laisser une libre interprétation aux joueurs.
cym0ril